Voir le film

Un destin aussi étonnant que celui de Moe Berg se devait de passer par la case cinématographique. Imaginez un peu, un célèbre joueur de baseball juif devenu espion pour l'OSS (l'ancêtre de la CIA) pendant la Seconde Guerre Mondiale dans le but de déterminer les avancées allemandes en matière de bombe atomique, cette histoire incroyable avait tout pour attirer les projecteurs d'Hollywood mais la réduire à ce simple pitch serait une grave erreur car la personnalité aussi énigmatique que passionnante de Moe Berg se devait d'en être le point central pour mieux comprendre la motivation de ses actes.


En effet, résumer Moe Berg à son seul statut de joueur de baseball ne tiendrait pas compte de la réalité d'un homme terriblement érudit, diplômé de Princeton et de la faculté de droit de Columbia, et parlant une multitude de langues, on le surnommait même "le joueur le plus cérébral du baseball" mais aussi "le plus étrange"... Oui, étrange, car personne n'a jamais véritablement réussi à cerner Moe Berg au cours de son existence et la plus grande qualité du long-métrage de Ben Lewin, inspiré du livre éponyme de Nicholas Dawidoff, est sans doute de s'attarder sur le parfum de mystère entourant le personnage.


"Je ne m'ajuste pas" se confiera Moe Berg lors d'une scène où l'homme fait quelque peu tomber le masque. Cette jolie réplique dévoile le leitmotiv qui a animé toute la vie de Berg : se fondre dans les normes attendues de la société mais ne jamais renier sa nature et ses idéaux. Le point sur lequel va insister le film pour le démontrer est bien sûr son homosexualité (ou sa bisexualité, cela reste trouble) dans une époque où toute différence de cet ordre n'est pas acceptée, Berg vit pleinement les attirances qui l'animent mais ne les exposent pas pour autant. Il habite d'ailleurs avec Estella, une jeune femme pour qui il semble avoir de réels sentiments au-delà de la couverture qu'elle peut représenter mais, là encore, lorsqu'au détour d'une question, on lui demande sa situation amoureuse, il élude comme par habitude et par peur de fendre la carapace constituée par des années de secrets. Peut-être que le meilleur exemple de son ambiguïté permanente se trouve dans cette scène où Berg rentre chez lui et se jette sur Estella pour lui faire l'amour, elle le questionnera sur ce qui a déclenché ce comportement, il lui répondra que c'était la manière dont elle avait de le regarder... alors qu'elle ne le regardait justement pas, comme si le simple fait qu'Estella ne pose pas ses yeux sur lui -comprendre "ne le juge pas et l'accepte tel qu'il est"- était le ciment de leur relation. Hélas, le brouillard entourant constamment la personnalité de Berg aura raison tôt ou tard de celle-ci et de l'envie désespérée d'Estella de percer enfin à jour son compagnon.


Au-delà de la sexualité du personnage, il y a bien sûr son envie d'être espion qui le définit en lui collant à la peau. Après tout, quel autre métier permet de se faire oublier du monde en endossant de multiples fausses identités pour mieux laisser transparaître sa véritable personnalité derrière les artifices ? Là où le cinéma hollywoodien aime souvent montrer des gens lambdas se faisant recruter par une agence secrète, la donne est complètement différente pour Berg : c'est lui qui fait tout pour s'y faire engager ! En tournée sportive au Japon, il filme même de son propre chef les installations navales de Tokyo en prévision de la guerre à venir afin de décrocher un entretien avec l'OSS (le fait qu'il ait réalisé le film dans ce but n'est pas historiquement prouvé mais cela paraît somme toute presque logique). Évidemment, les premiers temps sur le terrain vont répondre à ses attentes mais quand on va lui demander d'éliminer le professeur Heisenberg s'il est avéré que ce dernier construit une bombe à fission, la donne va changer et le film de Ben Lewin ne va pas du tout se montrer à la hauteur des enjeux...


"The Catcher Was a Spy" est un film trop court dans tous les sens du terme. D'abord par la durée, 1h30 à peine pour décrire un tel destin, cela tient du survol. Ensuite, par les ambitions terriblement classiques de sa forme de thriller d'espionnage historique : les panneaux explicatifs couvrent bien cinq bonnes minutes au début et à la fin du film, un sempiternel flashforward ouvre le long-métrage pour créer une tension superficielle, la réalisation est académique et sans relief au possible, les acteurs prestigieux (à part Paul Rudd bien entendu) ne sont que là que pour donner une envergure instantanée à des personnages qui n'ont aucun développement d'écriture le temps de leurs quelques scènes... Enfin et surtout, tout ce qui relève de la partie espionnage est tout simplement d'une banalité sans nom. Pourtant au coeur du film, la partie d'échecs prometteuse (et quasiment littérale) à laquelle se livrent Berg, l'espion en plein doute, et sa potentielle victime, le professeur Heisenberg, sorte de miroir à la personnalité du premier par le nom de son travail le plus célèbre (le principe d'incertitude) et son rôle encore trouble dans les recherches allemandes, en reste à tous les ressorts connus du genre sans jamais surprendre. Pire que tout, en privilégiant son déroulement horriblement ordinaire, le film délaisse Moe Berg et tous les points intéressants évoqués en amont pour, au final, donner l'impression de n'avoir effleurer que la surface du bonhomme. Il y aura bien quelques scènes qui se démarqueront du reste comme celle où Berg, hésitant sur le possible meurtre à commettre, s'échappe de sa peau d'espion pour reprendre celle du joueur de base-ball lors d'une partie avec des soldats ou encore l'appel téléphonique entre lui et Estella, mais, à ce stade, "The Catcher Was a Spy" s'est enfermé dans un tel classicisme qu'il en a perdu toute l'essence d'un personnage dont le traitement aurait dû épouser sa différence et son mystère.


Incarné par un excellent Paul Rudd dans une de ses rares incursions purement dramatiques, Moe Berg aura finalement réussi le tour de force post-mortem de continuer à cultiver le secret entourant son existence et ce, même dans un film qui s'était donné pour but de le révéler. Certes, "The Catcher Was a Spy" nous en a appris plus sur lui, on ne peut le nier, mais, une fois terminé, on se retrouve finalement dans la même position que le personnage d'Estella lors de leur dernière conversation, à attendre des réponses qui ne sont jamais venues pour comprendre vraiment cet homme...

RedArrow
5
Écrit par

Créée

le 22 oct. 2018

Critique lue 2.1K fois

4 j'aime

RedArrow

Écrit par

Critique lue 2.1K fois

4

D'autres avis sur The Catcher Was a Spy

The Catcher Was a Spy
Fatpooper
4

La balle est une métaphore de l'info

Comment un tel casting a pu se retrouver dans ce film ? J'imagine qu'ils ont signé suite à la lecture du pitch et non du scénario... parce qu'au final, le développement est si faible qu'on s'en fout...

le 5 déc. 2019

2 j'aime

The Catcher Was a Spy
PanchoVilla
5

OSS sans risette

Imaginez un peu : un joueur de baseball professionnel, bardé de diplômes, polyglotte, érudit, qui devient espion américain pour rendre compte de l'avancée des travaux allemands sur la bombe nucléaire...

le 5 oct. 2019

1 j'aime

Du même critique

Nightmare Alley
RedArrow
9

"Je suis né pour ça."

Les premières minutes que l'on passe à parcourir cette "Nightmare Alley" ont beau nous montrer explicitement la fuite d'un homme devant un passé qu'il a cherché à réduire en cendres, le personnage de...

le 19 janv. 2022

72 j'aime

16

Umbrella Academy
RedArrow
5

L'Académie des 7 (saisons 1 & 2)

SAISON 1 (5/10) Au bout de seulement deux épisodes, on y croyait, tous les feux étaient au vert pour qu'on tienne le "The Haunting of Hill House" de personnes dotés de super-pouvoirs avec "The...

le 18 févr. 2019

67 j'aime

10

Bird Box
RedArrow
6

Sans un regard

L'apocalypse, des créatures mystérieuses, une privation sensorielle, une héroïne enceinte prête à tout pour s'en sortir... Le rapprochement entre cette adaptation du roman de Josh Malerman et "Sans...

le 21 déc. 2018

66 j'aime

7