"The Color Wheel" : le langage et l'art du masque

Autant le dire d'emblée : "The Color Wheel" risque de fatiguer les adeptes du silence, de la contemplation et du mot à la signification univoque. Car le film est rempli, dès son entame, d'un flot de paroles - autant dire une loghorrée, qui lui donne une allure paradoxale : volonté de spontanéité propre à un certain cinéma indépendant, impression d'un film post-cassavetien lié à des mouvements de caméra incertains, d'un noir et blanc granuleux. Mais voilà, le langage est là, le flux inaltérable de la parole de Alex Ross Perry, indique au fond la dimension très écrite de ce film.

Il y a, dans ce débit fluvial, quelque chose de proprement autiste, d'auto-suffisant - et par là voué à l'asphyxie - qui rapproche le personnage joué par le réalisateur lui-même de celui incarné par David Thewlis dans "Naked", de Mike Leigh : même logorrhée anti-humaniste, assortie de blagues douteuses sur les noirs, même sentiment de malaise corporel, rendant ces personnages statufiés, de par leur immaturité existentiel - il faut voir Perry engoncé dans son corps, les bras ballants, évoquant, au choix, l'enfant puni ou le zombie.

Mais - on n'est plus à un paradoxe près - si le langage enferme les personnages dans leur identité difficile, il est aussi celui qui leur permet d'exister, quitte à se lancer en permanence des vacheries à tout bout de champ. Il faut pouvoir supporter cette litanie d'insultes, de déconsidérations qui explose entre un frère et une soeur habitués à se détester, et qui font un parcours ensemble pendant quelques temps. La parole, d'être recouverte par une inauthenticité qui les appelle à s'insulter, établit le règne du faux. Elle fonctionne comme un masque, quand ces deux-là n'arrivent pas à se dire les choses franchement, sans détour. En cela, la scène finale, inconfortable, va radicalement dépoussiérer, après un monologue de la soeur, cette propension au langage envisagé comme masque.

Au fond, cette démarche d'Alex Ross Perry pourrait être passionnante en soi et emporter totalement l'adhésion, si son film ne donnait pas parfois l'impression d'une succession de sketches, à la drôlerie un peu forcée, comme celle où le frère et la soeur se présentent devant le réceptionniste d'un hôtel. Dans ces moments, on pense beaucoup à un certain Woody Allen, dont la force comique - au fond assez auto-suffisante - reposait beaucoup sur une capacité d'auto-dérision. Ici, dans la difficulté des personnages à se débarrasser de leur lourde enveloppe existentielle, on cible l'autre comme étant à l'origine de tous ses maux.
JumGeo
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le 20 août 2012

Modifiée

le 20 août 2012

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