Au moment où The Dark Knight sortait, durant l’été 2008, un peu moins de sept ans le séparait des attentats du 11 septembre 2001. Le film de Christopher Nolan marquait une transition hollywoodienne vers un nouveau monde de terrorisme et d’ordre sécuritaire. Au travers de l’obscurité du Batman se taillaient différents visages de l’Amérique, une variation infinie de dédoublements, qui, déséquilibre faisant, engendrent et recyclent leur propre chaos.


Article publié originellement dans Revus & Corrigés n°1 – été 2018, p. 114. A retrouver sur le site :
https://revusetcorriges.net/2018/08/13/the-dark-knight-et-lamerique-great-again/


Amusant – ou non – de constater que certaines répliques de The Dark Knight évoquent l’Amérique de l’ère Donald Trump. « Dans leur désespoir, les gens se sont tournés vers quelqu’un qu’ils ne comprenaient pas totalement » note Alfred (Michael Caine) à Bruce Wayne (Christian Bale) dans une batcave bétonnée et clinique. The Dark Knight sort au moment d’une première transition américaine, au sortir de l’ère George W. Bush, vers l’ère Barack Obama. L’idéal redevient soudainement naïf à coups de « Yes we can » – slogan qui se fait l’écho du « I believe in Harvey Dent », dont la candicité simpliste est relevée par Wayne lui-même. The Dark Knight prophétise pourtant déjà la fin de ce rêve à double tranchant, peut-être parce que le Joker (Heath Ledger) est l’engeance involontaire de la politique du vertueux procureur général Harvey Dent (Aaron Eckart), et que lui-même, devenu plus tard Double-Face, n’est alors autre que l’engeance (cette fois-ci volontaire) du Joker. Comme si, de l’autre côté, le clown du chaos Donald Trump, d’ailleurs pas moins maquillé que son homologue vêtu de violet, était le pendant inéluctable de Barack Obama – comme Obama, lui-même, l’était de la politique désastreuse de son prédécesseur. Un monde de la terreur soigneusement entretenu.


Fire and Fury (USA année zéro)


En 2008, Hollywood entretient encore un rapport distant à la thématique terroriste. Le cinéma américain a toujours été prompt à aborder frontalement ses démons (le Vietnam, notamment) mais un temps de digestion lui est nécessaire. Les années 2000 sont marquées par des films qui jouent justement sur un idéal de la fédération et de la bienveillance, comme pour panser des blessures, à l’instar du ton des Spider-Man de Sam Raimi [1]. Un autre sillon creuse le sujet de manière plus souterraine, comme par méfiance de l’aborder au premier degré. C’est La Guerre des Mondes (2005) de Steven Spielberg, dont les images de désolation et le regard sur la condition humaine post-catastrophe ravivent un souvenir bien familier. C’est Kingdom of Heaven (2005) de Ridley Scott, fresque médiévale sur les croisades qui se télescope avec les conflits en Afghanistan et en Irak, où le terrorisme est à géométrie variable et devient plutôt l’apanage des prétendus vertueux croisés. L’un des premiers à l’avoir abordé frontalement, du moins dans une ère post-11 septembre, est peut-être Tony Scott et son Déjà Vu, sorti en 2006, mettant en scène un attentat à la bombe, à la Nouvelle-Orléans, à bord d’un ferry. Tentative d’attentat à la bombe, aussi à bord d’un ferry, retrouvée dans le film de Christopher Nolan.


Le terroriste de Déjà Vu, interprété par Jim Caviezel, n’est pas moins chaotique que le Joker, pur produit anti-système, paradoxalement créé par le système. Du terrorisme made in USA, dont les motivations limite transcendantales nous échappent à moitié : « certaines personnes veulent juste voir le monde brûler », rappelle encore Alfred face à son protégé, circonspect devant les motivations du bouffon violet.


Autre corrélation entre Déjà Vu et The Dark Knight : la réponse à une frappe terroriste par une politique sécuritaire qui transgresse la légalité et le sanctuaire de la propriété américaine – une surveillance omnisciente. Dans Déjà Vu, c’est la fameuse machine qui permet d’observer dans le passé ; dans The Dark Knight, celle qui, en triangulant les téléphones portable de chaque habitant de Gotham City, permet de cartographier et d’observer la ville d’une manière inédite. Dans un cas comme dans l’autre, les murs ne sont plus des obstacles. Vient alors le sentiment d’impossibilité d’échapper au regard panoptique et omniscient des héros, eux-mêmes conscients des problématiques soulevées par leurs outils. Christopher Nolan fait germer dans son vigilante Batman une nouvelle dimension fasciste, au-delà de la violence physique propre au héros – et pour cause, Nolan est un cinéaste attiré par l’esthétique fasciste, l’ordre et la droiture.


Memento mori


La vision du héros de The Dark Knight ne ressemble à aucune autre – pas même à celle de Batman Begins (2005) ou celle de The Dark Knight Rises (2012). Pas tant parce que Nolan a embrassé cette fameuse veine « réaliste » engendrant le débat assez superficiel « The Dark Knight est-il ou non un film de super-héros ? » mais plutôt par la relation entretenue avec Bruce Wayne. Dans Kill Bill, volume 2 (2004), Bill (David Carradine) exposait, dans son fameux monologue [2], tout le dilemme identitaire de Superman, qui justement est Superman, et non Clark Kent – par opposition à d’autres super-héros, dont Batman et Spider-Man, qui ne le deviennent qu’au travers de leur armure ou costume. Chez Nolan, le milliardaire n’est qu’un figurant, apparaissant sporadiquement dans le scénario, tantôt pour apporter une touche d’humour, tantôt simplement pour donner la réplique à son valet Alfred , dont les tirades deviennent le centre d’intérêt des séquences. Wayne apparaît comme déphasé dans son propre film. Le chevalier noir de Nolan semble souffrir de ce trouble identitaire : il est Batman, quand Bruce Wayne est tragiquement devenu l’alias, la couverture, le double fantoche. Si Batman (1989) et Batman, le défi (1992), de Tim Burton, mettaient en scène la coexistence de Bruce Wayne (Michael Keaton) avec le justicier nocturne, le rapport s’inverse dans The Dark Knight, où Bruce Wayne peine à exister dans la diégèse de son alter-égo.


The Dark Knight n’est ainsi composé que de troubles identitaires, thème central de la filmographie de Christopher Nolan (de Memento au Prestige), se télescopant avec l’identité même de Gotham City (passant d’un style néo-gothique à la lisseur des buildings modernes), et, forcément, celle d’une nouvelle Amérique. Aucun des personnages n’y échappe, Harvey Dent encore moins, jusqu’aux policiers et adjoints du commissaire Gordon (Gary Oldman), tous à double face, à double tranchant, parfois traîtres malgré eux, dans un monde paranoïde et schizophrénique.


Dès le comic Batman : Un Long Halloween (1995), oeuvre torturée et mature, référence notable pour la trilogie de Christopher Nolan [3], il est notamment question que le justicier soit lui-même la source de tous les maux de la ville. Nolan distille dans The Dark Knight cette propension américaine à construire et entretenir ses propres démons, ses propres némésis, comme prétexte à être dans une lutte ininterrompue entre un pseudo-idéal, et la corruption (souvent intestine) qui le menace – à l’instar du visage défiguré de Double-Face, le visage d’une Amérique post-11 Septembre.


Des hommes dans la ville


The Dark Knight hérite de tout un cinéma de la paranoïa et du mal-être américain : celui d’Alan Pakula, bien sûr, et son À Cause d’un assassinat (1975) comme ses Hommes du président (1976), où les enquêtes à tiroir ne font que révéler une face cachée de l’Amérique et de tout le système. Batman semble lui aussi s’y perdre, comme lorsque tombé dans le piège du Joker, il est pris pour l’assassin du maire. A certains égards, il emprunte dans son enquête le même sentier que le journaliste Joseph Frady (Warren Beatty) d’À Cause d’un assassinat, lui aussi perdu dans les arcanes d’une société malade et se retrouvant suspect de ce qu’il entendait dénoncer, dans toute une grande adaptation de l’assassinat de John Kennedy – autre trauma qui défigura l’Amérique. Lors des séquences de tension, Nolan s’appuie sur la musique anti-symphonique d’Hans Zimmer (James Newton Howard s’occupant des thèmes plus mélodieux), dont le crescendo dissonant évoque les créations de Michael Small dans À Cause d’un assassinat, où la sortie de la zone de confort semble indissociable du thriller paranoïaque des années 70.


Lorsqu’il confronte Double-Face dans l’acte final, le vigilante Batman retrouve sa double-facette, qui devient peut-être triple ou quadruple avec l’identité de Wayne, entre le justicier et le hors-la-loi – rappelons que Wayne lui-même fut jadis motivé par un désir de vengeance primal après l’assassinat de ses parents, autant que l’est Double-Face après le meurtre de sa fiancée, Rachel Dawes (Maggie Gyllenhaal). Un plan du film les met en miroir alors qu’ils sont à terre : deux personnages, quatre identités à l’écran et une opposition littérale : le chevalier noir face au chevalier blanc. Pour sauver la face vertueuse de Dent, de l’Amérique, Batman chute – littéralement. « Le héros dont Gotham n’a pas encore besoin maintenant », comme le précise Gordon dans son monologue final. Cette fuite nihiliste, cette condamnation à l’exil, est en porte-à-faux de toute une tonalité hollywoodienne, renouant avec le cinéma marginal de Michael Mann, dont Nolan se réclame – jusqu’à citer explicitement le légendaire braquage de Heat (1995) dans sa scène d’ouverture. Chez Nolan, comme chez Mann, les héros souffrent de l’incompatibilité de leur vie professionnelle avec leur vie personnelle. Bruce Wayne perd l’amour de Rachel Dawes pour son incapacité à simplement être Bruce Wayne.


Mann est justement un cinéaste de son temps et en-dehors de son temps, héritant de deux décennies de cinéma, les années 60 et 70, auxquelles il n’a pas vraiment participé (son premier long-métrage date de 1981), poursuivant néanmoins un cinéma du mal-être et de la prise de température de l’Amérique. Nolan, bien que moins absolu, caresse encore cette illusion dans The Dark Knight, lui aussi se sentant comme cinéaste de son temps et au dehors (poursuivant ainsi l’obsession du tournage en pellicule, des décors réels…). Et ce jusqu’à son final, ne se concluant pas sur un cliffhanger mais sur un constat de désolation d’un système au bord de la rupture – comme si un état du monde encore pire se profilait comme héritier de tout ce chaos personnel et sociétal.


The Dark Knight aurait pu à certains égards enterrer le film de super-héros, comme s’il rendait sa suite (pourtant anticipée) obsolète. Comme si Nolan, qui aime se mesurer à des grands maîtres, en faisait son Homme qui tua Liberty Valance – où il était déjà question d’un antagoniste suprême et archétypal qui confrontait des héros aux valeurs différentes, l’homme de loi vertueux, et le cowboy d’un autre temps. Batman Begins mettait auparavant fin à l’innocence du genre, dont la tonalité assombrie engendra inévitablement l’échec de Superman Returns (2006), film sous-estimé mais indubitablement anachronique dans sa perspective naïve d’hommage au Superman matriciel de Richard Donner. Inconsciemment, Christopher Nolan réveilla pourtant un monstre. La même année, le Marvel universe posait ses fondations avec Iron Man et L’Incroyable Hulk – des approches a priori différentes. Pourtant, Avengers (2012) traduirait l’apport de The Dark Knight dans un cinéma du post 11 septembre, ici de nouveau au travers d’attaques sur la ville de New York, hantant ses héros. Cette hyper-conscience d’un Hollywood traumatisé deviendrait désormais un nouveau standard, interrogée consécutivement par divers auteurs dont Kathryn Bigelow dans Zero Dark Thirty (2012), Sam Mendes dans Skyfall (2012) ou enfin Clint Eastwood dans American Sniper (2014). Jusqu’à ce que la grande recyclerie hollywoodienne se mette en marche, fidèle à ses principes, et que la Warner se répète dans Batman v Superman (2016), où le spectre du 11 septembre est placardé à l’écran.The Dark Knight semble d’ores et déjà être devenu un patrimoine à émuler, comme un Âge d’Or que le studio voudrait retrouver, le héros dont Hollywood a besoin.


[1] Dont la scène finale du premier film (2001), mettant en scène les tours jumelles, avait dû être refaite.


[2] «Alors, un truc de base de la mythologie du super-héros, c’est qu’il y a le super-héros, et puis il y a son alter ego. Batman est en réalité Bruce Wayne, Spider-Man est en réalité Peter Parker. Quand il se lève le matin, il est Peter Parker, il faut qu’il mette un costume pour devenir Spider-Man, et c’est sur ce point très caractéristique que Superman se différencie des autres. Superman n’a pas eu à devenir Superman. Quand il est venu au monde, il était Superman. Quand Superman se lève le matin, il est Superman. Son alter ego, c’est Clark Kent. Son costume avec le grand S rouge, c’est la couverture dans laquelle il était enveloppé bébé quand les Kent l’ont trouvé. C’est ça sa tenue d’origine. Lorsque Kent met les lunettes et le costard, ça c’est un déguisement, ça c’est le costume que Superman met pour donner le change. Clark Kent est l’image que Superman a de nous. Et qu’est-ce qui caractérise Clark Kent ? Il est faible, il doute de lui-même, c’est un lâche. Il est la critique que Superman fait de toute l’humanité. »


[3] Il y emprunte plusieurs éléments, dont une séquence entière sur le toit du commissariat de Gotham ente Gordon, Dent et Batman, reprise dans The Dark Knight par un travelling circulaire.

ltschaffer
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le 23 août 2018

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