Découverte d'Ennui sur Blasé, guide Michelin un peu corné - édition 2020.

Difficile d’évoquer The French Dispatch comme ça tant les impressions et sensations font bloc et se superposent en masse chez moi à la vue de la dernière livraison de Wes Anderson. J’en suis en tous cas sorti en me disant sans cesse que c’était « un film dense ». Très dense. D’où le besoin d’y réfléchir avec le recul et non en me précipitant à chaud juste après la sortie. A nouveau ce sera plus un amalgame de ressentis critiques et émotionnels qu’une chronique argumentée qu’on verra chez moi, vous êtes prévenus.


D’emblée il me faut préciser que je ne suis pas un fan du réalisateur. Il y a des œuvres que j’aime chez lui, comme d’autres où je me suis cordialement ennuyé. Cela ne voulait pas dire que le film était mauvais, attention (il y a parfois bien plus d’idées chez Anderson que quiconque même s’il ne sait pas toujours les accorder à son récit), mais qu’il n’a aucunement fait vibrer de résonance en moi, voilà, c’est comme ça.


Je me souviens d’une citation de Bergman sur Tarkovski, pas la plus connue et qu’on a tendance à citer sur la découverte des films du second par le premier (1). Non, celle-ci, était plus un constat du cinéaste suédois sur son confrère russe très en recul vers la fin de sa vie, probablement issue de sa passionnante autobiographie Laterna Magica (ed. Folio) voire du livre d’entretiens qu’Olivier Assayas lui consacra. Bergman déclarait, probablement avec une pointe de regret de par son admiration pour son regretté confrère alors que vers la fin, « Tarkovski avait fini par faire du Tarkovski ». Le sous-entendu est explicite mais pas spécialement péjoratif : le cinéaste russe après avoir pleinement développé son style incroyable s’était laissé enfermé dedans, faisant souvent transparaître des figures et thèmes alors déjà vus plus tôt dans son œuvre. Une assertion qu’on peut approuver ou non suivant sa subjectivité vis-à-vis des films de Tarkovski. Curieusement pour ma part, le suédois mettait pourtant le doigt avec une certaine acuité sur mon ressenti plus faible vis-à-vis des deux dernières œuvres du cinéastes, « Nostalghia » (1983) et « Le sacrifice » (1986). Deux œuvres que, même si je les aime, je ne peux que les trouver, comment dire… différentes et en décalage vis-à-vis de ce qui a précédé. Certes, l’exil du russe, en tournage d’abord en Italie puis précisément sur l’île de Fårö (« L’île de Bergman » !) modère son âme profondément slave. Surtout elle lui injectait des influences qui venaient se greffer d’une manière parfois plus artificielle qu’organiquement comme avant (2).


Cette énorme parenthèse pour dire que pour ma part depuis quelques temps déjà, « Wes Anderson fait du Wes Anderson ».


Maintenant que son style est pleinement établi, on ne voit presque plus que ça au détriment de l’émotion, ce qui fait qu’il y a des films que j’aime et d’autres beaucoup moins. Même si c’était visible dans « La vie aquatique » (2004), le tournant était pleinement acquis alors dans un « Moonrise Kingdom » (2012) : Cette manière de filmer les lieux et décors en des travellings comme la planche regroupant les cases d’une bande dessinée (3), donnant à voir en maquette toute une maison ou un sous-marin ou embrassant tout l’espace du regard comme nous le donne à voir une peinture. En soit, Anderson a atteint son but depuis déjà plusieurs films : pénétrer le cadre de la toile, ici le film afin de nous y révéler les jouets et marionnettes qui vont et viennent en se perdant parfois dans un long récit où fatalement ceux-ci se retrouvent éclipsés, broyés, passés aux oubliettes (4) devant la marche implacable de la narration et donc de la mémoire des lieux (ce qui marchait génialement sur un « Fantastic Mister Fox » (2009) tout en animation de marionnettes ! On m'objectera qu'une bonne part du merveilleux vient également du fait que le matériau de base provient de chez Roald Dahl. Ce serait dénigrer un peu vite le réel talent de son réalisateur).


La forme a donc dorénavant pris le pas sur le fond.
Pas que ce soit mauvais en soit esthétiquement, visuellement je me régale toujours autant devant ses films, c’est toujours un bon point de gagné et avec cet « Ennui sur Blasé » (Angoulême recrée d’une certaine manière, où je me suis amusé à chercher des yeux des endroits vus lors d’une visite dans la ville avec mes parents cet été !) mes rétines étaient aux anges. Mon cœur lui n’a point trop vibré. J’aurais aimé m’attacher plus aux personnages de cette petite ville saugrenue au cœur d’un tournant social et historique (la révolution étudiante du film est une manière de refaire Mai 68) revu souvent avec humour par Anderson. Mais à l’instar du personnage de Timothée Chalamet (5), ça fait plouf hors-champ (chut, j’ai pas spoilé, je métaphorise tout en traduisant mon sentiment).


Cérébralement j’ai apprécié qu’Anderson ne suive pas une longue histoire qui déroule son fil rouge d’un point A à E avec de multiples anecdotes comme sur « The grand Budapest Hotel » (2014) que j’avais cordialement détesté et maintenant effacé de ma mémoire (6), même si ici la disposition en 3 grands récits, ornés d’une introduction et d’un épilogue évacuent pas mal de personnages et faits mais permettent toutefois au réalisateur d’aérer quelque peu son film-cerveau. Un point intéressant et que je tiens à souligner, c’est la mise en avant de ce journal imaginaire non seulement comme hommage évident au New-Yorker (voire au TIME) avec ses multiples illustrations, tout comme amour immodéré de la culture et de la société française, mais surtout une réflexion (par le biais de ce journal et de son propriétaire, le fantomatique Arthur Howitzer Jr, joué par Bill Murray, plus une présence qu’autre chose) sur la question de goût, qu’il soit artistique, politique ou culinaire (ce qui est justement en filigrane le propos du journal et de ses 3 gros chapitres).


Et le goût, c’est quelque chose qui peut s’acquérir, soit par le biais de l’éducation, de professeurs et mentors, d’une longue expérience... Mais ce n’est pas inné. Dans le cas de Roebuck Wright (joué par Jeffrey Wright) par exemple, c’est non seulement en écrivant depuis un moment mais tout aussi bien en faisant un passage à la fois par la case prison (au sens littéral) que par les arcanes policières qu’il peut tout à la fois rencontrer celui qui va être son ange-gardien et mentor (Howitzer Jr donc) comme enrichir ses récits. Jusqu’à être suffisamment sûr de pouvoir écarter des choses qui, selon lui ne pourraient y coller (l’anecdote vis-à-vis du chef cuisiner), avant pourtant d’avoir l’avis de l’éditeur, personnification cachée de l'entité Wes Anderson, filiation évidente dans le film comme dans une bonne partie de son oeuvre, qui expliquerait qu’en dernier lieu, justement c’est ce détail qui apporte toute l’émotion.


Mais voilà, l'interprétation est ambigüe, le réalisateur semble du coup en même temps ne pointer que ce n’est qu’UN détail en fin de compte et qu’il y a d’autres choses à mentionner dans toute la trame du récit. De multiples détails qui forment un liant dans le film. D’où à nouveau la froideur et la mise en retrait de l’émotion par le contrôle qu'on peut parfois ressentir. J’avais plus tôt évoqué le mot « dense », c’est justement cette densité des détails dans les récits qui, chez certains pourraient nourrir des moyen-métrages voire des films entiers et sur lesquels, le réalisateur dans sa superbe, ne s’attarde pas, laissant au choix au spectateur de faire grandir de lui-même sa propre émotion suivant le premier visionnage ou les suivants.


Pour revenir sur le goût et notamment artistique, j’apprécie particulièrement la première des trois grandes histoires (7). Ici tout en se marrant, Anderson évoque la question du goût pictural, notamment dans l’Art Contemporain. Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre et son créateur ou créatrice sort de l’ordinaire ? Qu’est-ce qui le/la sort de la masse ? Probablement pas la personne elle-même qui, comme dans la réalité, va galérer pour imposer son style, voire sa vision. Le personnage de Moses Rosenthaler (Benicio Del Toro vraiment aussi bon que quand il est presque monolithique et mutique et qui, dans ses moments-là n’a qu’à jouer un instant sur sa gestuelle, son visage et ses répliques pour illuminer l’écran, cf la séquence où il doit se "décrire" et sort un monologue de supplicié), inspiré tout à la fois d’un Picasso ou plutôt d’un Georges Braque (l’évolution du style de peinture, de l’Art figuratif vers l’abstraction. Et si je cite Braque c’est justement parce qu’on a tendance à l’oublier, à tort à mon sens. Et que c’était humainement moins un connard que Pablo au passage (8)) que d’un Arthaud ou d’une Claudel (génie enfermé pour cause de « folie » comme eux. Folie meurtrière même dans le cas de Moses ce qui est encore autre chose) est complexe et attachant. Mais c’est grâce à des personnes extérieures (mécènes ou charlatans, à vous de voir) qu’il peut voir son Art dévolu au monde. Et même si je ne suis pas spécialement fan de Léa Seydoux au passage, j’approuve son rôle de muse et amante qui nourrit l’inspiration ou plutôt l’énergie (face à la pulsion de suicide qui émerge souvent du personnage de Moses, la muse Seydoux (sans mauvais jeu de mot) est le côté bénéfique et lumineux de l’entité formée par les deux) de l’artiste. Voilà je demandais de l’émotion et quelque part il y en a ici.


Mais j’ai conscience que le film a souvent plus parlé à ma tête et ma culture qu’à mon cœur comme souvent chez les derniers Anderson. Et si je ressort globalement satisfait, ma première impression « dense » d’un film imposant et écrasant de sa propre forme demeure, augurant probablement d’une baisse certaine d’appréciation lors d’un prochain revisionnage.


Car c’est bien connu, une fois qu’on a ouvert le paquet cadeau, qu’on a décortiqué son jouet sous tous les angles et bien joué avec, plus que de rigueur parfois même, on finit souvent par le laisser sur l’étagère, on y joue plus : inconsciemment on laisse le temps faire son œuvre et en devenir le véritable légataire quitte à ce que la babiole nous réenchante 10 ans plus tard, qui sait ? C’est tout le bien que je lui souhaite.


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(1) « Quand je découvris les premiers films de Tarkovski, ce fut pour moi un miracle. Je me trouvais, soudain, devant la porte d’une chambre dont jusqu’alors la clé me manquait. Une chambre où j’avais toujours voulu pénétrer et où lui-même se mouvait pleinement à l’aise. Je me vis encouragé et stimulé : quelqu’un venait d’exprimer ce que j’avais toujours voulu dire, sans savoir comment. » (Positif n° 303, mai 1986, p.8)


(2) Nostalghia voit son scénario cosigné par le cinéaste et Tonino Guerra… principal scénariste d’Antonioni, Fellini et Angelopoulos. Et si je connais encore mal le cinéma du dernier, je peux ressentir les influences Antonioniennes et Felliniennes dans le film et ça me fait toujours un étrange décalage avec l’identité de Tarkovski quand je revois ce film.


(3) Les séquences en animation de The French Dispatch, dans un style graphique plus proche de dessinateurs comme Floch’, Clowes, Burns et parfois ce caméléon d’Art Spiegelman ne font qu’accentuer alors cette idée justement.


(4) A ce sujet, The French Dispatch dispose d’un casting fabuleux dont hélas une bonne poignée d’acteurs et actrices qui ne font qu’un rôle de quelques secondes ou minutes, le temps de dire coucou, quoi. Si on remarque évidemment la trogne d’un Willem Dafoe, inutile de dire que j’ai écarquillé les yeux au générique quand j’ai remarqué la présence de Saoirse Ronan, ici limité à un rôle quasiment de figurante en extrême arrière-plan. Misère.


(5) Tiens c’est rigolo ça, le correcteur orthographique de Word où je rédige tout tranquillement me propose « Calumet » pour Chalamet. Surtout qu’on le voit fumer comme un pompier pendant toutes ses apparitions, huhu.


(6) Probablement plus parce que sous couvert de gag d’humour noir (et pourtant j’aime me marrer bien salement de cette chère humanité généralement), l’histoire éliminait un pauvre matou. Hop, buté le matou. Sauf que ça ne collait pas du tout avec le récit et pour moi était amené d’une manière gratuite et disons-le clairement très putassière, pardon d’être grossier. Et quand on fait du mal gratuitement aux animaux dans un film, moi ça me met en rogne.


(7) Tiens je vous livre mon baromètre perso des histoires du film. Introduction : anecdotique mais rigolote (running-gag du métro). Premier récit : le plus passionnant à mon sens mais probablement parce qu’il rejoint ma fibre artistique. Second récit : une manifestation étudiante mignonne mais dont je n’avais un peu rien à faire tellement ça tourne soit au cliché (voulu), soit à la blague, soit au clin d'oeil référentiel envers le cinéma français (Godard. Bon oui c'est un Suisse, c'est pas une raison). Troisième récit : Sympathique. Ici bien qu'Anderson abuse constamment du changement couleur/noir et blanc et l’intercalage de séquences animées qui bien que plaisantes se révèlent trop brutales et tardives dans le récit, n'en demeure pas moins plus sincère à mon sens que la seconde histoire. Probablement parce qu'on touche à la doxa thématique de Anderson avec cette relation père-fils qui en rejoint d'autres de son oeuvre. Epilogue : En queue de poisson, tout plat. L’impression que le cinéaste ne savait pas comment finir son film après lui avoir trop donné.


(8) Remettons de l’huile sur le feu par la sempiternelle question, « faut-il séparer l’homme de l’artiste » avec cette excellente vidéo qui remet les pendules à l’heure sur Picasso là où il y a 50 ans c’était passé sous silence : https://www.youtube.com/watch?v=gsuLpUTs50c

Nio_Lynes
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le 2 nov. 2021

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