Exercice difficile que la critique d’un film de Wes Anderson pour moi, mais je suis d’humeur à essayer de me lancer aujourd’hui, donc qu’il en soit ainsi.

Moonrise Kingdom et A bord du Darjeeling Limited m’avaient initié à la réalisation si particulière de Wes Anderson, son humour, sa bizarrerie, ses couleurs, son mouvement artificiel et son esthétique. Ces deux films m’avaient laissé une impression positive, mais n’avaient suscité en moi que la bienveillance mesurée d’un spectateur qui passe un agréable moment devant l’œuvre, qui complimente poliment (et sincèrement) la criante spécificité de son artiste, mais qui constate aussi que leur monde n’est pas commun, et qui est donc peiné de songer qu’il ne peut trouver cela aussi potentiellement génial que le talent de l’artiste aurait pu le laisser supposer.

Avec The Grand Budapest Hotel, j’ai eu l’impression d’entrer véritablement dans le monde de Wes Anderson. Quelque chose s’est passé. Je ne suis plus seulement un spectateur regardant gaiement son théâtre depuis l’extérieur de la bulle colorée, je suis à présent au sein-même de ce microcosme.

J’avais été attiré par la pléiade d’excellents acteurs à l’affiche du film et ils ont été à la hauteur de mes attentes. Ralph Fiennes est exceptionnel de charisme distingué et flegmatique, Tony Revolori est une vraie découverte pour accompagner son maître dandy, Saoirse Ronan est rayonnante, Edward Norton, Willem Dafoe, Adrien Brody, F. Murray Abraham et Jeff Goldblum sont excellents. Nos Français Mathieu Amalric et Léa Seydoux se fondent parfaitement dans le décor. Sans mentionner les nombreux rôles secondaires prestigieux, parmi lesquels, en vrac, Bill Murray, Owen Wilson, Jude Law ou Tilda Swinton.

Mais dans le fond, à l’exception peut-être des deux principaux personnages (et encore...), il n’y a pas à proprement parler d’individu dans ce film, qui ressemble plus à un monde autosuffisant, dense et intégré, où le décor est tout et où chacun a la place qui lui y est assignée, comme au sein d’un cosmos ordonné. Chaque plan est savamment travaillé, cela est une évidence visuelle, même pour moi qui ne connais strictement rien à la technique cinématographique. Dans la disposition du décor, la force de ses couleurs, les contrastes, l’absence d’ombre, tout semble étudié finement. L’esthétique est si léchée, c’est d’une propreté invraisemblable. C’est artificiel, mais c’est un artificiel vif, dense, assumé, chromatique, animé. De même, une géométrie ordonnée fondée sur de nombreuses symétries visuelles parachève l’impression de totalité cohérente qui se dégage de l’œuvre. Et l’esthétique visuelle globale est soutenue brillamment par une bande originale tout à fait dans le ton. Sans compter les dialogues mi-savoureux, mi-poétiques qui constellent le film pour finalement doubler le visuel d’une acoustique sur mesure.

C’est un monde assez gratuit en fin de compte, semble-t-il. De même que M. Gustave n’est pas véritablement de l’époque qu’il habite, The Grand Budapest Hotel semble comme un monde à part, gratuit, loin de notre réalité, sans compte à lui rendre. Certes, une ou deux idées ou réflexions en filigrane semblent encore le rattacher peu ou prou à notre monde et à l’histoire contemporaine de son déroulement (pensons évidemment à la guerre et au totalitarisme singé en toile de fond), mais cela semble presqu’anecdotique, tant tout semble orienté vers la petite histoire des personnages loufoques de ce microcosme en sucre rose.

D’interprétation savante, je ne peux pas en fournir à proprement parler. Je ne sais même pas s’il y a lieu d’en faire. Peut-être, au fond, ne faut-il voir là qu’un film purement autosuffisant. L’art pour l’art ! C’est encore un point d’incertitude pour moi. De doute, même. Toujours est-il que si l’on ne ressort pas à proprement parler enrichi de ce film, on en ressort en tout cas repu, stimulé et enjoué.

Je ne crie pas encore au génie, pour autant. Mais probablement n’est-ce que parce que je m’en réserve le droit à l’occasion de futurs revisionnages où je pourrai explorer l’extrême raffinement des détails les plus cachés des plans du film et comprendre certaines choses en plus à son propos. Quoi qu’il en soit, j’attendrai dorénavant les réalisations de Wes Anderson non plus seulement avec curiosité, mais aussi avec enthousiasme et délectation.
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le 6 mai 2014

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