The House That Jack Built est un film qui laisse sur sa faim. Après Antichrist et son déchaînement hystérique de violence, et le dispositif narratif de Nymphomaniac, Lars von Trier peine à surprendre.


Commençons par la narration, héritée de son précédent film. Le personnage principal narre son histoire divisée en plusieurs chapitres à un interlocuteur, qui commente les dires et actions du protagoniste. Jack est Joe, Verge est Seligman. Alors oui, quelques différences sont à noter. La principale étant que les dialogues entre Verge et Jack ne sont jamais filmés, simplement entendus en voix-off, et illustrés par des images d’archives, déjà présentes dans Nymphomaniac certes, mais qui là surabondent, sans que cela ne soit un mal : les digressions sont toujours aussi passionnantes, entre cathédrales (personnage architecte oblige) et architecture nazie. Car oui, Lars von Trier n’en a visiblement pas fini avec cette histoire d’Hitler, et s’il était déjà mentionné dans Nymphomaniac, là, on atteint des summums de non-subtilité, puisque le réalisateur nous parle ni plus ni moins d’Albert Speer, celui pour lequel il disait éprouver quelque admiration pendant la si controversée conférence de presse de Melancholia en 2011. En revanche, là où le film souffre de sa comparaison avec le précédent, c’est au niveau de l’histoire en elle-même, et si le dispositif de voix-off n’est pas dérangeant en soi, il devient problématique car aucune émotion n’est permise avec aucun des interlocuteurs. Nous sommes complètement extérieurs à cette histoire, aucune attache émotionnelle est permise (à moins bien sûr que l’on éprouve de l’empathie pour les victimes, ce qui est mon cas, mais celles-ci ne restent jamais vivantes très longtemps).


En revanche, en ce qui concerne la violence, on peut observer une certaine évolution vis-à-vis d’Antichrist, où elle devenait presque burlesque. Ici, et même si quelquefois le film ne se refuse pas un peu d’humour, les scènes de violence sont réellement réalistes, froides et difficilement soutenables. Si l’on peut sourire à quelques répliques ironiques (à la fin, lorsque Verge demande à Jack « Weren’t you supposed to build a house ? » rappelant le titre du film, légèrement trompeur) ou de la stupidité des victimes (que je trouve un peu déplacée, Verge en fera d’ailleurs le reproche), le contexte empêche cependant le rire : Jack insulte une femme, la trouvant bête et stupide. La salle rit. Et c’est là où le film pourra paraître scandaleux : Lars von Trier filmant tout de manière froide, le spectateur choisit en quelque sorte pour qui il éprouvera de l’empathie. On rit si on choisit le tueur en série, trouvant sa victime crédule et stupide. On est mal à l’aise si on choisit la victime, amoureuse, empathique et dépassée par les évènements. Mais Lars von Trier ne tranche pas, c’est donc entre vous et votre morale.


Pour continuer, évoquons le caractère évidemment autocentré d’un film comme celui-ci. J’ai déjà cité le cas d’Albert Speer, mais comme Nymphomaniac, Lars von Trier réalise son autocritique, par le biais de Verge, moralisateur, qui juge les actes et leurs prétendues justifications de Jack. Tout comme Seligman n’hésitait pas à débattre avec Joe sur différents sujets. Lars von Trier n’hésite pas non plus à s’adresser directement au spectateur via son personnage principal.



« Some people claim that the atrocities we commit in our fiction are
those inner desires we cannot commit in our controlled civilization.
So they are expressed instead through our art. I don’t agree. »



Ici, Lars von Trier réfute une potentielle critique, violente, qui voudrait que le réalisateur se projette dans ce personnage de serial killer, et ainsi, que tout ce qu’il énonce soit pris comme une opinion personnelle du réalisateur. Là où ça devient bancal, c’est qu’ici, Lars von Trier utilise justement ce personnage pour s’exprimer lui. Mais comme dit précédemment, là où il se rattrape, c’est dans le personnage de Verge, très critique, ce qui donne lieu à ce qu’on pourrait imaginer comme un dialogue interne, dans la tête de son metteur en scène.


Enfin, parlons réalisation. Lars von Trier adopte à nouveau son style caméra-épaule, accompagné de jump-cuts. La majeure partie du film est filmée ainsi, ce qui ne nous donne pas vraiment de quoi s’extasier : adieu chiffres, lettres et dessins apparaissant à l’écran, tout est exprimé via images d’archives, et les cartons indiquant les chapitres (intitulés « incidents », s’il vous fallait une autre preuve de l’humour noir de ce film, là voici) ne sont franchement pas inspirés. Seuls subsistent quelques (rares) très bonnes idées : une série de plans sur Jack dans sa maison en construction, avec plusieurs heures de la journée ; le plan zénithal sur la famille et les corbeaux, celui sur la maison finale, et quelques uns de l’épilogue. Mais parlons-en de l’épilogue : globalement, on m’avait vendu quelque chose de très esthétique, et bien c’est une petite déception à ce niveau-là. Certes il y a deux-trois plans vraiment beaux (du même style que les ouvertures de Melancholia et Antichrist), mais le reste est plutôt banal, ou kitsch (je pense notamment au plan qui a servi d’affiche promotionnelle, reprenant un tableau de Delacroix). Reste une fin plutôt osée sur le fond, et très énigmatique (avec un plan final très intéressant, au vu des dires de Jack précédemment dans le film).


Reste un film ultraviolent, parfois esthétique, critique, un exercice centré sur son réalisateur, une continuité logique dans la filmographie de ce dernier, un film qui confirme le lien décidément indéfectible entre l’artiste et sa production.

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le 7 oct. 2018

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