Il faut se l’avouer d’emblée : Lars Von Trier est un cinéaste du médiocre. Et « The House That Jack Built » est peut-être la pièce la plus médiocre de sa filmographie. Misanthrope morbide par excellence et nihiliste absolu, le cinéaste danois s’emploie ici à une analyse psychologique auto-réflective, où le meurtre se voile consciemment à la manière d’un processus créatif. Mais alors, cette métaphore du psychopathe vue en tant qu’artiste, énième grossièreté ou véritable élévation du crime au rang d’art ? « The House That Jack Built » donne a son personnage principal trois masques : celui du meurtrier, celui de l’architecte, et celui du photographe, n’hésitant pas à montrer ses crimes sous le prisme d’une « œuvre », guidant le spectateur dans la psychologie d’une âme obscure, où le cinéma devient l’Enfer de l’inconscient.


Lars Von Trier va donc directement théoriser sa conception de la gestation d’une œuvre. Son tueur, Jack, prête notamment intention aux matériaux, guidant sa main vers la mort de ses victimes. Comme un artiste, il aime mettre en scène ses créations, expérimenter : son dernier meurtre ambitionné, par exemple, consiste à répondre à une problématique : peut-on tuer plusieurs personnes d’un seul coup de fusil en utilisant une balle blindée ? Bien sûr, Lars Von Trier profite amplement de ces thématiques afin de laisser paraître une gymnastique s’appliquant à l’humour noir, se targuant d’un cynisme foutraque. Lorsque Jack, atteint de TOC, nettoie une scène de crime à coup d’éponge, on croirait presque voir un peintre exécuter sa toile. Totalement immoral et se jetant corps perdu dans le romantisme noir, « The House That Jack Built » nous emmène sur le sentier de la chambre froide de l’auto-justification, tout en profitant d’un échange philosophique, entre Jack et un mystérieux « Verge », en voix-off, pour tendre vers l’introspection.


Cependant, il ne faut pas l’oublier : Jack n’est pas un artiste, c’est un homme impulsif, pervers et psychopathe. Et Lars Von Trier, en bon provocateur, n’hésite pas à tourner ces aspects à son (dés)avantage, en dressant, à travers les traits de Jack, une forme d’autoportrait en tant que « Mr Sophistication ». À vrai dire, « The House That Jack Built » aurait aussi bien plus s’appeler « Egomaniac », pour l’exemple. Le réalisateur va même jusqu’à insérer dans le montage des images de ses propres films (dont notamment sa trilogie féminine : « Antichrist », « Melancholia » et « Nymph()maniac »). D’ailleurs, le montage de « The House That Jack Built » s’accompagne d’une vision brutalement illustrative. Par exemple, en voix-off, Jack et « Verge » parlent de l’agneau comme une incarnation de l’innocence, et du tigre comme celle de la puissance. Que voit-on à l’écran ? En bonne et due forme, des images d’agneaux et de tigres mises en opposition. Et cette séquence met au premier plan une première limite au cinéma de Lars Von Trier : il se voue aux icônes, et à une esthétique se galvanisant d’une démoniaque superficialité. Cela pourrait même s’illustrer dans un seul plan, dans la scène finale, où l’on observe une reproduction de « Dante et Virgile aux Enfers » de Delacroix. Certes, c’est une sublime mise en scène de la lumière démoniaque du médium cinématographique, mais cela a tendance à considérablement limiter la réflexion au rang de benoit monologue.


Avec « The House That Jack Built », Lars Von Trier constitue une œuvre testamentaire. Depuis le début de sa carrière, avec « Element of Crime », le cinéaste n’a jamais laissé paraître l’ombre d’une thèse, ou d’une antithèse, mais tisse une figuration chaotique de la condition humaine, par choix comme par accident. Mais qu’est-ce qui entraine l’homme dans le néant ? Tout simplement la quête de l’absolu. Face à un film tel que « The House That Jack Built », on ne peut s’empêcher, par moment, de rire aux éclats, tant la mécanique du film est profondément textuelle, et tant son aspect de « long-métrage » s’avère fondamentalement malsain. C’est ça, le néant, résultat de la quête d’un absolu de cinéma.


« The House That Jack Built » n’est donc pas une provocation, ni une déviance cinématographique. C’est un texte illustré, voire, comme nous l’avions dis, un testament, une histoire horrifique vue à la hauteur d’un enfant découpant les pâtes des canetons, où, même, pourquoi pas, une relecture de « La Divine Comédie » de Dante Alighieri, où le mal serait intimement lié à la force créatrice. Détruire des vies pour construire une maison ; aux yeux du projecteur, c’est un peu comme utiliser la pulsion de mort pour faire de l’art. L’acmé de la bassesse humaine, et l’apogée d’un cinéaste toujours aussi médiocre. Rarement l’abject aura si bien flirté avec le sublime.


Vraiment, de rien, Lars.


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Kiwi-
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le 18 oct. 2018

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