Que filmer après avoir réalisé son œuvre somme, et comment le filmer ? En poursuivant les explorations déjà entamées tout en dynamitant ce qui faisait son cinéma, répond Lars von Trier.


Le Danois avait fait de Nymphomaniac un chef-d’œuvre hétéroclite, monument de sensibilité qui convoquait toutes les époques de sa filmographie, toutes les facettes de sa personnalité, en les fondant dans le moule de la mélancolie qui était la sienne. Il avait alors imaginé une forme qu’il nommait le « digressionisme », faite d’images et de sons provenant de multiples sources et rassemblées en un collage qui faisait écho aux pensées et émotions des personnages, une sorte de miroir artistique et intellectuel de la vie de Joe. C’est donc ce genre que le réalisateur continue d’explorer avec The House That Jack Built, l’incongruité que constituait la nymphomanie étant ici remplacée par la psychopathie. Mais si la forme est dans la continuité de son précédent film, la façon d’appréhender le personnage principal est radicalement différente de ses habitudes. Déjà, choix loin d’être anodin, le héros et narrateur est un homme, contrairement à la plupart de ses long-métrages qui sont exclusivement centrés sur des points de vue féminins ; mais surtout, là où Lars von Trier cherche généralement à créer une forme d’empathie avec ses héroïnes, il s’agit ici de quelque chose d’impensable. Dans Nymphomaniac, Joe se qualifiait elle-même de misanthrope, mais la caméra comme son dialogue avec Seligman nous aidaient à épouser son point de vue et à dévoiler l’humanisme qui se cachait derrière ses paroles nihilistes. Comment une femme dont le seul but était de trouver son arbre-âme aurait en effet pu être autre chose que profondément humaine ?


Jack a-t-il lui aussi un arbre-âme ? Il est permis d’en douter, tant ce personnage nie tout ce qui fait l’humanité. Il ne peut même pas se réclamer d’une quelconque misanthropie puisqu’il n’observe le monde qu’avec indifférence. Comment éprouver de l’empathie pour quelqu’un qui ne peut rien ressentir ? Et c’est là que le film devient plus difficile d'accès que les précédentes œuvres du cinéaste. Disparu le lyrisme de Melancholia, envolé le romanesque de Nymphomaniac ; The House That Jack Built commence in media res, sans même présenter son personnage principal, cueilli au milieu d’un dialogue en voix off dont on a manqué le début. Et jamais on ne nous embarque dans le récit complet d’une vie : si Nymphomaniac ne détaillait pas non plus chaque conquête de Joe, les différentes étapes de sa vie étaient quand même présentées une à une, alors que les cinq incidents ici racontés sont certes des stations hautement symboliques, mais rien n’indique qu’elles confinent à l’exhaustivité ou à la représentativité, tandis que tout repère temporel est évincé. D’où vient la condition de Jack ? On ne le sait pas. Comment était-il enfant ? On le sait peu. Il n’est qu’un masque grimaçant, tentant de singer la vie humaine dont il ne connaît que les apparences extérieures, mais il semble toujours avoir été ainsi. Il nous explique son fonctionnement, ses rituels, la façon dont fluctue son envie de tuer, mais ça ne le rend pas plus humain, et jamais de tendresse on éprouve pour lui. Ses digressions, contrairement à celles, érudites, de Joe et Seligman, sont froides et sans passion et ne provoquent que peu d'intérêt chez Verge. La trilogie de la dépression est désormais clairement derrière Lars von Trier, tant la mélancolie qui sourdait de ses précédents films n’a désormais plus cours, tant les seules manifestations émotionnelles qui subsistent devant ce simulacre d’homme sont l’effroi et le rire nerveux. Car Jack ne manque ni d’humour ni de cynisme, et il vaut mieux s’efforcer de partager sa vision du monde le temps du film pour supporter le spectacle de ses crimes.


Mais que dit alors The House That Jack Built ? Simple monstration perverse ou véritable objet de réflexion ? Peut-être plus encore que dans le reste de son œuvre, la pensée de Lars von Trier se fait ici complexe, difficile à assimiler. La clé se trouve sans doute dans l’une des séquences les plus perturbantes du film, celle qui montre les pires crimes qu’on puisse imaginer, mais qui n’a pourtant pas été filmée par le réalisateur lui-même : alors que défilent des images d’archives exhibant les amoncellements de cadavres de l’Holocauste, des massacres automatisés et des parades militaires, Jack expose sa vision de l’art et la perfection esthétique qu’il voudrait atteindre, c’est-à-dire celle des crimes contre l’humanité dont il considère les instigateurs comme les plus grands artistes de l’histoire, des génies qui ont su créer des œuvres totales. Il s’agit là d’une idée révoltante au plus haut point, mais qui déstabilise encore plus quand aux images atroces se succèdent des extraits des propres films du cinéaste… Le premier réflexe est de croire à une énième provocation, une blague de mauvais goût qui enfoncerait philosophiquement le film dans la fange. Et pourtant, c’est bien là, en ajoutant son nom à la liste des pires dictateurs du siècle dernier que Lars von Trier dévoile définitivement ses intentions : malgré les apparences, Jack est en fin de compte bien humain, et sa progression n’a été qu’une métaphore de la déchéance de l’homme. Toutes ses exactions n’ont en effet eu pour but que de le confronter à l’ensemble des attributs qui définissent l’homme civilisé afin qu’il puisse marquer sa domination sur eux et devenir le surhomme libéré de toute entrave rêvé par les totalitarismes. Il tue une figure maternelle qui le rabaisse, il fonde une famille et en tant que pater familias applique sur elle son droit de vie et de mort, il se trouve une femme et la réduit à sa fonction d’objet sexuel, il adopte une méthode « taylorienne » de tuer et invente le capitalisme, « l’aboutissement » qu’ont atteint les sociétés gouvernées par les hommes. En décrivant son œuvre comme l’équivalent des crimes de Hitler, de Staline ou de Mao, Lars von Trier évoque ainsi les critiques récurrentes sur son œuvre qui ne serait qu’une suite de films destinés à faire souffrir des personnages féminins. Il ratifie alors presque ces accusations à son encontre, se désignant lui-même comme un mâle ayant su se servir de son art pour dominer les autres, et notamment les femmes, victimes de prédilection du patriarcat en général et de Jack en particulier. On comprend alors en quoi le choix d’un personnage principal masculin était crucial, un pas de côté nécessaire pour montrer le côté absolutiste des sociétés gouvernées par les hommes.


Il ne s’agit bien sûr pas de simplement dénoncer les violences contre les femmes (mais encore moins de s’en amuser !), ce qui serait trivial, ni même de faire évoluer des consciences à propos de la domination du patriarcat, mais plutôt de montrer comment les sociétés humaines sont par nature destinées à échouer, entraînées vers leur chute par la folie des grandeurs des hommes qui se veulent surhommes, par leur soif d’absolu qui les condamne à se brûler les ailes, à dévoyer leur propre humanité en même temps que la grandeur de l’art. Jack, si peu humain et pourtant si humain, incarne ce paradoxe. Et si l’on peut par exemple rire d’une fuite retardée par des TOCs incessants, c’est en effet bien parce qu’on peut se reconnaître en lui en tant qu’être humain.


Eh quoi, Lars von Trier, qui se qualifie d’humaniste, serait en vérité, contrairement à Joe qui proclame l’inverse, un misanthrope ?! Ses détracteurs l’ont souvent défini comme tel alors même que ses films, introspections montrant à quel point des êtres sensibles et complexes ont soif d’humanité, indiquent l’inverse, et il s’agit en effet plutôt là de pessimisme. Est-ce parce qu’il montre la damnation inévitable de l’homme, toujours tenté par l’hubris, que le cinéaste n’éprouve pas d’amour pour lui ? Quand Christopher Nolan puise dans La Divine Comédie pour réaliser Interstellar, il opte pour le Paradis ; Lars von Trier préfère l’Enfer, mais l’amour demeure le point cardinal qui le dirige. Insensible à cet amour, Jack, qui au contraire de Verge nie son importance dans la création artistique, en devient effectivement incapable d’achever son œuvre et de construire sa maison sans aide extérieure, ingénieur inapte à atteindre ses ambitions d’architecte. Apercevant des faucheurs travaillant dans les Champs Élyséens, il est troublé sans en comprendre la raison, la grâce que lui évoque la scène lui étant inédite. Si Interstellar montre comment l’homme peut se réaliser en devenant un être aimant, The House That Jack Built représente les abysses qui l’attendent s’il rejette l’amour, s’il s’engage dans une route expurgée de toute sensibilité. Comment alors parler de misanthropie quand l’état du monde capitaliste confirme en effet cela ? C’est un constat que fait Lars von Trier, et il donne bien la solution pour se défaire de cette situation : redevenir des êtres sensibles, mettre de l’amour dans tous nos actes et dans tout notre art. Et c’est seulement ainsi que l’homme deviendra surhomme, non en cherchant la démesure.


Ou comment un film dont l’argument pouvait apparaître comme le prétexte à un simple spectacle pervers se révèle un des chefs-d’œuvre les plus complexes, profonds et humanistes de son auteur.

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le 10 oct. 2018

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Skipper Mike

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