Humour noir



Le film propose un enchaînement de scènes qui présentent Jack, serial killer psychopathe, incapable d'émotion et d'empathie, impitoyable, mais surtout subtilement grotesque et ridicule dans son extrospection meurtrière et artistique. Il est bien conscient de ces dernières caractéristiques, puisque lui-même se donne le surnom de M. Sophistication, un nom qu'une personne se considérant comme véritablement sophistiquée, si cela existe, ne se donnerait probablement pas. Ce grotesque est, entre autres, souligné par les collages, au montage, de Glenn Gould jouant et répétant sur son piano, en guise de transition entre les scènes. C'est une scène répétée qui n'a rien de mystérieuse : Jack est de cette façon associé aux goûts sophistiqués d'Hannibal Lecter, qui, représenté dans la série de films de 1991 du Silence des agneaux, se délecte des variations Goldberg de Bach interprétées par Glenn Gould. Sauf que, dans ces apparitions leitmotiviques du célèbre pianiste, Glenn Gould est vu et entendu, par images d'archives, agrémenté de manière claire de cette caractéristique risible, un peu ridicule, peut-être un peu attachante, qu'il avait de pousser des petits gémissements pendant son jeu. Par ce biais, l'archétype du serial killer sophistiqué, ce que voudrait être Jack, est descendu du piédestal de sa sophistication, tourné en comique. Le comique est aussi présent dès les premières scènes, dans le premier incident, quand Jack rencontre un personnage de bourgeoise un peu extravagante, jouée par Uma Thurman, dont la personnalité contraste complètement avec la froideur psychopathe du protagoniste. Dans le second incident, face à la deuxième femme qu'il exécutera, jouée par Siobhan Fallon Hogan, la façon dont Jack veut "jouer l'humain" est aussi particulièrement bouffonne. Un comique qui se retrouve dans la difficulté qu'il a à manipuler la matière de son "art", à savoir les cadavres humains : lorsque, insatisfait des photos qu'il a prises d'un de ses sujets décédé, il décide de retransporter celui-ci, qui est figé dans une posture telle que les photos en deviennent cocasses. L'humour noir est donc omniprésent, mais pas excessivement surligné, ce qui le rend d'autant plus appréciable.



L'artiste et sa matière



Jack se considère donc comme un artiste qui se chercherait et se trouverait mauvais, incapable de parvenir à l'idée qu'il se fait de son œuvre. Le réalisateur, qu'on peut voir comme l'image de Jack dans un miroir déformant, est dans la dérision, l'autocritique et le narcissisme. D'ailleurs, il se permet même de s'autociter. Il se lâche particulièrement, notamment dans la multiplicité des régimes d'images : images d'archives cinématographiques, de dessins animés, diaporamas de photographies, de schémas, de livres, animations en stop-motion sur tableau à craie, images très ralenties faisant référence aux tableaux vivants, reproduction filmée très ralentie du tableau de La Barque de Dante de Delacroix, dézooms ultrarapides, scènes accélérées, négatifs, effets spéciaux... Dans les images d'archives présentées, il y a notamment des apparitions d'Hitler, ce que certains critiques ont voulu dénoncer comme inadmissibles, surtout suite aux déclarations provocantes du réalisateur au festival de Cannes de 2011. Les fascinations morbides du personnage principal sont confondues avec les fascinations du réalisateur, qui semble jouer et s'amuser de ces ambigüités provocantes, qui atteint son paroxysme avec la description des meurtres de masse comme œuvres sublimes. Les critiques ont peut-être oublié qu'un extrait tout aussi bien présenté était celui de la spectaculaire explosion par l'armée américaine de la svastika géante sur le toit de la Zeppelintribüne, à Nuremberg, en 1945, visible ici 1. Il y a, de cette façon, un constant aller-retour entre les opinions que Jack et le réalisateur ont de l'art, ou de la politique. L'échange entre Jack et Verge peut être ainsi vu, par moment, comme un échange entre Jack et le réalisateur. Celui-ci pose la question de savoir si l'on peut atteindre les hautes sphères du sublime par la commission d'atrocités, un objectif que l'on associe couramment aux "psychopathes criminels sophistiqués", ce à quoi le dénouement catabasique répond d'un métaphorisme moralisateur : non, il n'y a plus (y en a-t-il déjà eu un ?) de pont entre dernier cercle de l'enfer et paradis, et personne n'a jamais réussi à contourner ce pont. Jack, à la fin de sa catabase dantesque, est censé être emmené, après sa visite, "deux cercles plus haut", à savoir le septième, où sont punis les violents, dans la représentation qu'a fait Dante de l'enfer. Mais il finit par plonger au fin fond de l'enfer, dans le neuvième cercle, à savoir celui des traîtres : Jack est un traître à l'art. Quant à savoir si la représentation d'atrocités, ce que fait et a pu faire Lars Von Trier dans son œuvre, peut être belle et artistique, on se le demande, on est parfois pris de dégoût, ce plaisir de représenter nous paraît stérile, mais s'il ne le fait pas, si ce n'est pas lui qui nous montre une esthétique cinématographique de l'atrocité, qui le fera ?



La maison



Cette maison que Jack essaie de construire, c'est à la fois la représentation d'une stabilité psychologique inaccessible au personnage, mais aussi probablement le symbole de la construction de l’œuvre cinématographique de Lars Von Trier, le cinéma étant, dans le film, transposé à l'architecture. Jack n'arrive pas à se décider sur les matériaux à employer, tout comme Lars Von Trier pourrait paraître ne pas se décider sur le régime d'image à employer dans ce dernier film tant ces régimes sont variés. Construites, puis détruites, puis reconstruites, et ainsi de suite, la représentation finale de cette maison est celle d'une structure creuse, sans toit, à l'ossature de bois brûlé, froide et inhabitable. Puis c'est la construction d'une cabane atroce et grotesque, faite de cadavres humains, dans l'espace rassurant de sa chambre froide, qui finit par satisfaire Jack. On peut y voir un parallèle avec la construction d'une esthétique cinématographique de l'atrocité qu'a voulue le réalisateur, construction qui ne peut être que grotesque en soi, cette cabane étant une représentation de son dernier film, qui est donc un "film se contenant lui-même métaphoriquement". Si l'on veut faire le parallèle jusqu'au bout, la chambre froide est l'espace rassurant, pour Lars Von Trier, de la représentation cinématographique.

omoat
8
Écrit par

Créée

le 23 oct. 2018

Critique lue 191 fois

1 j'aime

omoat

Écrit par

Critique lue 191 fois

1

D'autres avis sur The House That Jack Built

The House That Jack Built
Velvetman
9

Antichrist

Alors que la polémique gonflait depuis quelques heures sur la prétendue violence de son film, alimentée par les nombreux claquements de porte lors de la projection officielle au Festival de Cannes...

le 16 oct. 2018

188 j'aime

4

The House That Jack Built
Moizi
9

La fascination morbide

Difficile pour moi de dire du mal de The House That Jack Built tant le film m'a emballé du début à la fin. On y retrouve le Lars Van Trier que j'aime, celui qui n'hésite pas à choquer, qui n'hésite...

le 31 oct. 2018

94 j'aime

4

The House That Jack Built
guyness
4

La petite maison dans l'après rite

Les tics de langages propres à chaque cinéastes, ne peuvent pas (jusque dans une certaine mesure) leur être reprochés. C'est bien la moindre des choses que les plus marquants d'entre eux aient pu, au...

le 3 mars 2019

81 j'aime

6

Du même critique

Bullshit Jobs: A Theory
omoat
7

Boulots de m**** de taureau

L'un des paragraphes les plus importants est page 339, dans la traduction française : " L'une des raisons de la prolifération des jobs à la con tient à cette féodalité managériale si particulière qui...

le 12 oct. 2018

6 j'aime

4

L'ironie de l'évolution
omoat
9

Philosophie de vie

Thomas C. Durand, docteur en biologie et vidéaste de la chaîne Youtube La Tronche en Biais, est sans conteste l'un des meilleurs vulgarisateurs sur le sujet de l'évolution de notre époque. On...

le 19 oct. 2018

4 j'aime

47

L'Animal est-il un homme comme les autres ?
omoat
8

Critique de L'Animal est-il un homme comme les autres ? par omoat

Juste une petite citation de la conclusion : "[...] je pense que la question du droit des animaux se pose aigûment parce que le statu quo proposant "chacun fait ce qu'il veut", qu'il s'agisse de...

le 28 avr. 2019

2 j'aime