Sept ans après avoir déclaré le danois Lars von trier persona non grata à Cannes, suite à sa sortie pour le moins provocatrice sur Hitler, les patrons du grand festival, Pierre Lescure en particulier, ont estimé qu’il était temps de réintégrer le cinéaste au bercail. Lars von Trier s’est excusé de sa blague très douteuse, et les festivaliers ont pu, il y a donc quelques mois, voir hors compétition et en deuxième partie de soirée son tout nouvel opus, The House that Jack built.


Comment en effet passer outre un des très grands cinéastes de notre époque, même si ses provocations peuvent parfois friser l’irrecevable. Un réalisateur, un auteur, un artiste qui érige son cinéma, le cinéma, à sa place véritable, de l’art plutôt que de l’industrie.


Dans ce nouveau film, Lars von Trier continue de bâtir une œuvre cohérente, avec des films qui se répondent les uns aux autres, avec des thèmes récurrents tels que par exemple l’intimité de l’individu. Une œuvre souvent incomprise parce que très outrancière, taxée de misogynie au travers de toutes ses héroïnes, les illuminées, les nymphomanes, les perverses diaboliques, les simplettes. Simplette, ainsi que Jack (Matt Dillon), le serial killer protagoniste de son nouveau film qualifie une de ses victimes.


Jack est un tueur angoissé bourré de tocs (tout comme Lars von Trier, agoraphobe, aviophobe et on en passe). Au travers du récit de 5 « incidents », comme il les nomme, tirés au hasard parmi les nombreuses atrocités qu’il a commises sur une période 12 ans, Jack se confie à Verge (Bruno Ganz, qu’on ne verra apparaître qu’à la fin du film), un passeur vers les enfers, son psy ou encore un être imaginaire sorti de son esprit malade, on ne sait…Les crimes de Jack sont pervers et diaboliques, tellement atroces qu’ils frisent le burlesque. Mais Jack les revendique comme autant d’œuvres d’art, et de fait, on s’aperçoit très vite que le vrai propos du Danois est celui-ci, ce discours sur la naissance de l’art, un discours qui fait plus que ponctuer le film, qui en est le véritable fil d’Ariane. Un texte volumineux sous forme de dialogues entre Jack et Verge, les deux facettes sans doute d’une même entité, un créateur d’«incidents» no limit, qui argumente et se justifie, et son double qui tente de se plier aux règles de la société.
La démonstration du réalisateur passe aussi par l’image, les scènes de gore pur étant entrecoupées de séquences de Glenn Gould au piano, dans lequel le cinéaste se reconnaît sans doute en matière d’étrangeté et de génie, ou encore de celle relative aux mérites de la pourriture noble dans l’élaboration des vins d’Alsace. On ne taira pas l’inévitable point Godwin du film, comme un pied-de-nez grinçant à ses détracteurs, des images d’archives exemptes d’ambigüité sur un discours très polémique. Jack est ainsi le porte-voix de von Trier ; sa nature monstrueuse permet au cinéaste de poser ses propres réflexions par rapport à son cinéma, à ses propres excès, à son besoin d’absolu à l’instar de Blake, une des nombreuses citations du film.


The House that Jack built est un film foisonnant, excessif en tout, mais détestable en rien. La représentation hyper-pompier du Dante et Virgile aux enfers de Delacroix ne nous choque pas. Les meurtres de plus en plus élaborés non plus ; destinés à faire œuvre, et œuvre d’art selon Jack, ils incluent les situations les plus insupportables (meurtres d’enfants, mutilations,…)et pourtant, ils restent bizarrement à distance, tant ils ne servent visiblement que de prétextes, la dialectique du réalisateur étant dirigée ailleurs. Même le glissement du film vers une forme fantastique dans sa dernière partie nous dérange à peine, car du début à la fin du métrage, Lars von Trier va marteler toujours les mêmes propos, la nécessité d’une absence totale de mesure pour atteindre la forme ultime de l’art, au prix de tous les dérapages et de toutes les incompréhensions.


Rarement le cinéaste s’adresse à notre cœur ; il ne cherche pas l’empathie, persuadé comme son protagoniste qu’on peut hurler les fenêtres grandes ouvertes sans que personne ne nous entende. Lars von Trier cherche notre capacité à réfléchir sur l’art avec lui. Ce sera seulement dans une séquence qu’à l’approche d’une fin inéluctable, le protagoniste quitte ses habits diaboliques pour se remémorer l’enfant qu’il a été, voire l’humain qu’il a été : un être fragile qui a peur de la mort, qui a peur de lui-même, mais qui ne peut pas s’empêcher d’aller à sa perte. Une séquence courte et chargée d’émotions, et qui permet de mettre la lumière sur tous les doutes du cinéaste.


Pas toujours facile, car tel n’est pas le but de l’artiste, lui qui aurait souhaité voir plus de monde quitter la salle lors de la projection de son film à Cannes, The House that Jack built est sans doute le film le plus abouti de son auteur. L’auto-citation de ses propres films dans ce dernier opus semble signifier que Lars von Trier a fait le tour de la question ; espérons qu’il continuera encore à nous secouer fortement et longtemps.

Bea_Dls
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le 24 oct. 2018

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Bea Dls

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