[Critique dégoulinante de spoils]


En anglais, un cric se dit « jack ». Le genre de jeu de mots qu’affectionne Lars Von Trier. Le cric est ici fondateur : Jack se découvre serial killer presque par hasard, parce qu’une femme un peu trop délurée le lui suggère. « Elle l’a bien cherché », a-t-on envie de dire avec cynisme, et c’est le genre de phrase que pourrait lâcher Lars le provocateur : elle commence par lui dire qu’il a une tête de tueur (ce qui est vrai), puis le défie d’avoir le cran de passer à l’action. Alors Jack passe à l’action et se découvre une vocation.


Le crime comme œuvre d’art, voilà bien un sujet provocateur comme les aime le Danois. Après le sexe, le meurtre : The house that Jack built rappelle franchement Nymphomaniac (dont je n’ai toujours vu que le premier volet), avec cette confession du héros, ici dans le noir, des cartons découpant le film en chapitres. Ces illustrations naïves aussi : pour parler de prédateurs et de proies on montre un tigre et des agneaux, volontiers sous forme de dessin animé ; Jack pose devant sa voiture et décline les thèmes sous forme de panneaux ; des croquis illustrent la réflexion sur les cathédrales ou le chemin de l’ombre du marcheur d’un réverbère à l’autre pour exprimer l’alternance jouissance/souffrance/action. Lars Von Trier assume pleinement ce côté « basiquement » illustratif jusqu’au comique. Ainsi le cric et le van sont rouges comme le sang. Ce côté premier degré a quelque chose de rafraîchissant, si je puis me permettre cet adjectif dans le cadre d’un film aussi poisseux. On pourrait parler d'une forme de naïveté (fausse naïveté ?) pour qualifier le style de Lars Von Trier, et l'on notera au passage que "The house that Jack built" est aussi une comptine ! Une comptine cumulative, à l'image des macchabés qui se succèdent.


On avait déjà tout cela dans Nymphomaniac. Au passage, cela nous vaut ces images stupéfiantes de Glenn Gould en robe de chambre chez lui, habité par la musique de Bach. Le parallèle entre les relations sexuelles et la composition musicale était lui aussi au menu de Nymphomaniac. Mais Lars Von Trier ne s’en tient pas à son dernier opus : il insère carrément des images de toute son œuvre. C’est que Jack est une sorte de double de Lars, qui plus que jamais nous parle de lui-même. Complaisance ? Voire, car le personnage de Verge désamorce ce narcissisme en démystifiant constamment les propos pompeux du serial killer.


Autoréférence donc, mais pas seulement : le début semble être un clin d’oeil à Tarantino. Notons d’abord la présence au générique d’Uma Thurman, qui fait le lien à la fois avec Nymphomaniac et avec Tarantino. Quoi d’autre ? Comme le réalisateur américain, Lars Von Trier fait merveilleusement monter la tension par le dialogue. Avant que la violence, annoncée par des gros plans récurrents sur le cric, n’explose sèchement. Même procédé dans le deuxième « incident », lorsque Jack discute longuement avec la dame très inquiète, utilisant les éléments qu’il aperçoit au mur à la façon d’un Usual suspect. Cette montée de la tension par la parlote est pour moi assez délicieuse, l’une des raisons pour lesquels je suis assidûment chacune des productions de Tarantino. Lars Von Trier la reprend à son compte.


Mais à sa façon, car le Danois a une manière bien à lui de filmer. Caméra à l’épaule bien sûr, c’est l’une des composantes du Dogme un peu tombé dans l’oubli et c’est tant mieux. Mais avec quel talent il la manie, cette caméra à l’épaule ! J’ai souvent pensé à un Terrence Malick, auteur qui m’exaspère par sa grandiloquence mais qui filme avec une grâce jamais démentie. La caméra bouge tout le temps, et moi qui n’adore rien tant que les plans fixes, j’ai totalement adhéré, preuve qu’il le fait avec maestria. Les plans rapprochés sur Jack, très découpés, font de lui une sorte de fantôme, une apparition insaisissable, d’autant plus inquiétante. Car ce type est une énigme, bien sûr : M. Verge, le confesseur, cherche à percer cette énigme en le provoquant, en tentant de dégonfler les accès mégalomaniaques du tueur. Malin de la part du réalisateur danois, cette part d’autodérision - si l'on admet l'hypothèse de Jack comme double de Lars - qui laisse planer une ambiguïté. Cette énigme, Lars Von Trier ne nous donne pas de clés pour la résoudre, écartant la piste sexuelle puisque jamais Jack ne tente de violer l'une de ses victimes : trop cliché, déclare l'auteur dans une interview. Pas faux.


Puisque chacun de ses meurtres se veut une œuvre d’art, il faut les mettre en scène. Mettre en scène les victimes d’abord, à l’image de ce petit garçon horriblement modelé avec les outils du taxidermiste. Mettre en scène aussi le meurtre, en y ajoutant une traînée de sang derrière le van (ce qui rappelle Achille traînant le cadavre d’Hector attaché à son char autour de Troie), ou en envoyant à la presse des photos marquées « M. Sophistication » - une ironie de Lars Von Trier dont le cinéma est précisément très premier degré. Et puis, si une nouvelle victime se présente pour figurer sur la photo, pourquoi se priver ? En art, et singulièrement dans le cinéma, il faut savoir saisir les occasions et les intégrer à son œuvre. Mettre en scène ses crimes, c’est aussi les présenter en un tableau à la façon des proies chez les chasseurs – d’où l’expression « tableau de chasse » ? A cette occasion, le cinéaste laisse libre cours à sa fibre provocatrice, filmant le meurtre impitoyable de deux jeunes garçons sous les yeux de leur mère. Mais pas n’importe comment : comme en art, le meurtre obéit à des règles précises – voilà le Dogme qui revient –, ici tuer le plus jeune d’abord pour que la chasse dure plus longtemps.


Puisque Jack est un maniaque, il lui faut un TOC, ce sera la propreté. Il s’agit d’effacer les traces bien sûr, mais surtout de faire un travail propre, comme l’artiste à son chevalet. Car ce qui est chez le serial killer obsession de l’hygiène pourrait s’appeler chez l’artiste perfectionnisme. Ainsi s’y reprend-il à plusieurs fois pour vérifier que la maison de la dame n’est souillée d’aucune goutte de sang, et s’il le fait ce n’est pas pour échapper à la police puisque ses empreintes digitales sont partout, et surtout puisque dans la scène suivante il n’hésite pas à traîner cette femme sur la route, traçant une piste jusqu’à lui. C’est bien par perfectionnisme. Ainsi encore retourne-t-il faire une photo de sa victime qu’il ne juge pas assez bien.


N’empêche, ce tempérament d’esthète fait prendre à Jack des risques, lui objecte Verge, même si le tueur lui répond que parfois c’est en se montrant au grand jour qu’on est le moins visible – ce qui est très vrai. Le risque fait partie de l’œuvre. Il ne s’agit pas simplement de tuer donc : il faut mettre en scène le crime, mais aussi qu’une dose de risque y soit incorporé. C’est le sens de l’échange assez drôle avec le policier chez la dame qu’il vient d’étrangler : je connais mes droits, je ne fais que vous suggérer des pistes de travail, etc. Le culot est l’une des clés de voûte de la « maison » que Jack veut édifier.


Cette maison, il ne parvient pas à la construire, la détruisant à trois reprises. Il avouera piteusement à Verge son impuissance à la fin. La seule maison qu’il puisse construire, c’est en assemblant toutes ces victimes, ce qui le mène directement en enfer… Dans le panthéon indien, Jack ne serait ni Brahma le créateur, ni Vishnou le conservateur, mais bien Shiva le destructeur. D’ailleurs le tueur fait l’éloge de la putréfaction, par une démonstration comme les affectionne Lars Von Trier sur certains vins basés sur le pourrissement du raisin. Toutes ces démonstrations sont plus humoristiques que réellement convaincantes. Elles amusent… jusqu’à ce que Lars Von Trier utilise des images d’archives de la Shoah. Là, je n’ai plus du tout rigolé. Le provocateur s’est laissé emporter par son ivresse et bascule du mauvais côté, comme il l’avait fait à Cannes en inscrivant des signes nazis sur ses doigts. Stupide, surtout qu’on sortait d’un intéressant exposé sur des sirènes associées aux réacteurs des avions allemands, utilisées comme arme psychologique.


Je n’ai pas encore évoqué les deux derniers « incidents ». La « romance » qu’évoque Jack est très spéciale puisqu’il nomme cette fille Simple et la traite de conne. Après les stoppeuses « qui l’ont bien cherché », Lars Von Trier évoque ces femmes battues qui pardonnent dès que le mâle violent se met à pleurer en jurant qu’il regrette (on voit ça chez Scorcese dans Raging Bull par exemple). Pourquoi nous les hommes sommes-nous toujours les coupables et vous les femmes les victimes ? s’interroge le tueur avant de découper les seins de la pauvre Jacqueline, ligotée avec un fil rouge, au coutelas ! L’interrogation n’est pas si nulle, tant ce constat seriné partout fonctionne comme le reproducteur de ce qu’il déplore… Mais la victime sera encore la femme puisque personne n’est là pour lui venir en aide : le tueur a beau hurler à tous ce qu’il va faire, personne ne bouge, même pas le flic qui n’y croit pas et conseille seulement à la jeune femme d’arrêter de boire. On peut lire ici une allusion au nazisme, dont l’horreur était largement connue et qui ne put advenir que grâce à l’indifférence du plus grand nombre. C’est là que Lars touche juste. Un peu plus tard, il fustige aussi la religion chrétienne qui a fait des hommes faibles, des agneaux prêts à se laisser dévorer. On retrouve là une thématique de Nietzsche, dont on sait comment la philosophie fut utilisée par l’idéologie national-socialiste…


Mais revenons à notre Simple, scarifiée après encore un long discours façon Tarantino. Un sein est déposé sur le pare-brise de la voiture comme le PV un peu plus tôt, l’autre va servir à confectionner un porte-monnaie ! Il est certain qu’il faut sans cesse se répéter « allez, ce n’est que du cinéma » pour supporter pas mal de choses de ce The house that Jack built. D’où le malaise que peuvent susciter les images d’archives.


On arrive enfin à notre dernier incident. Comme tout artiste, Jack veut réaliser son chef d’œuvre. De nouveau une référence au nazisme, puisque les Allemands avaient réfléchi à la façon de tuer le maximum de gens avec le minimum de balles, pour économiser les munitions. Jack a donc réuni une dizaine d’hommes, ça change, avec pour projet de les tuer d’une seule balle, blindée, qui puisse traverser successivement tous leurs crânes ! Difficile d’aller plus loin dans l’horreur en effet. Avant cela, il faudra dézinguer un copain – et aussi un flic, dans une amusante parodie de film d’horreur avec Jack en cape rouge vif. Autre scène grand guignol, à l’armurerie, où le gars qui le connaît depuis des années ne veut pas lui fournir une balle sans une pièce d’identité. Le voilà traité de… fou par le serial killer ! Vraiment Lars Von Trier s’en est donné à cœur joie.


Il finit par obtenir sa balle blindée, mais il est trop près pour pouvoir viser, ce qui oblige à ouvrir la porte, perte de temps qui lui sera fatale, l’empêchant de réussir son chef d’œuvre. Verge est là, il avait toujours été là : Lars Von Trier a ici été inspiré par une scène du 7ème sceau de Bergman, où la mort tient ce propos au personnage sur une plage. On avait compris que Verge était Virgile lorsqu’il avait fait une allusion à L’Enéide. Là-dessus, on ajoute l’enfer de Dante puisque le poète latin va le mener aux enfers. L’image du paradis, des « Champs Elysées », ce sont ces faucheurs qui suent en cadence, une image de l’enfance de Jack qu’on avait vue plus tôt dans le film (il s’agit du premier fil en super 8 réalisé par Lars Von Trier à 14 ans, décidément le film est très autobiographique). Elle est à présent baignée d’or et tire des larmes à notre tueur. On finira par atteindre l’enfer, après être passé par un tableau de Delacroix, dans l’une des références à la peinture que le Danois affectionne. La scène de l’enfer m’a fait penser à… Indiana Jones, mais c’est plutôt à Hitchcock que Lars Von Trier a voulu rendre hommage avec ce personnage de méchant qui manque de tomber dans le vide (Hitch aurait déclaré que c’était une erreur de faire ça avec un méchant, ce qui a beaucoup amusé Lars Von Trier). Lars Von Trier a déclaré que ce film était le plus hitchcockien de sa production ? Je n’ai guère vu cette influence pourtant si fréquemment revendiquée partout.


Je parle rarement des acteurs dans mes critiques car je suis peu sensible aux performances de jeu. Mais là, il faut dire tout de même que Matt Dillon n’est pas pour rien dans la fascination que peut exercer ce film. Il faut le voir s’entraîner à faire preuve d’empathie devant le miroir ou offrir un beignet trempé dans la camomille à une femme qu’il vient d’étrangler. Le casting parfait, semble-t-il.


Alors, bien sûr, on est parfois dans la philosophie à deux balles, et ces grandes théories sur les icônes, ou sur la face diabolique de la lumière que révèle le négatif, ne convainquent guère. La violence y est souvent complaisante, et la misogynie prégnante puisque toutes les créatures que Jack dézingue sont de parfaites idiotes. Voilà qui en fera fuir, et hurler, plus d’un(e). Et justement, cela, c’est bien ce qui fera vibrer ce pervers mégalo de Lars Von Trier. Qui est aussi, malheureusement, un grand cinéaste.


Ce n'était visiblement pas l'avis des critiques du Masque et la plume, qui assassinèrent le film unanimement, si l'on excepte Jean-Marc Lalanne. Un cinéaste "bête" selon Pierre Mural qui l'abhorre, un film "vide, qui ne raconte rien" selon Xavier Leherpeur. Soit cette longue critique est sortie de ma fertile imagination, soit ces gens sont passés à côté du film... On peut bien sûr ne pas l'aimer, mais là les arguments me semblent... un peu courts, et guidés par une réaction purement épidermique. Peut-être devraient-ils parcourir SC, ou l'excellent site critikat (une fois de plus éclairant) avant d'ouvrir la bouche ?

Jduvi
8
Écrit par

Créée

le 7 mars 2021

Critique lue 356 fois

Jduvi

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