Voir le film

Des longs couloirs labyrinthiques d'une maison de retraite américaine, une vieille silhouette rongée par les affres du temps se distingue. Une relique d'une époque révolue, au regard empli d'une éternelle tristesse dont les origines nous sont encore inconnues. Ce corps que les années ont maltraité, c'est celui de Frank Sheeran, un homme au passé agité et ouvrant l'épopée qui nous attend sur les mots suivants : "When I was young, I thought house painters painted houses".
De ces quelques images qui ouvrent la nouvelle oeuvre de Martin Scorsese, le parallèle avec Les Affranchis paraît évident et difficile de ne pas voir The Irishman comme une réponse à ce dernier. Ici, pas de gangsters dans la fleur de l'âge, ni de lumière rougeâtre ou de violence exubérante. Rien qu'un vieillard solitaire, abandonné de tous et condamné à se remémorer une vie de péchés. Car, au-delà d'une histoire habituelle de gangsters, The Irishman est surtout un triste requiem sur le temps qui progresse inexorablement et emporte tout sur son passage.


La première réplique qui lance le récit de The Irishman va très vite se placer alors comme une note d'intention pour Scorsese. En effet, alors que Casino et Les Affranchis tiraient de leurs protagonistes un rise-and-fall agressif et excessif, le nouveau-né du cinéaste puise son originalité dans son portrait de la pègre. Fini l'argent qui coule à flots et les superbes voitures ou restaurants que s'offraient Henry Hill (Ray Liotta) et Sam Rothstein (Robert De Niro). Dorénavant, les mafieux n'ont plus rien de splendides et s'apparentent bien plus à des peintres en bâtiment qu'à de véritables criminels. La montée en puissance du personnage de Robert De Niro n'a en cela rien de glorieuse. De camionneur à président d'une des sections du Teamsters, Frank Sheeran n'en demeure pas moins cantonné aux mêmes sales besognes, qu'il exécute sans broncher.
Au fil des années, celles-ci s’enchaînent encore et encore, sans qu'elle ne lui apporte quoique ce soit. Car, de cette montée en puissance, Sheeran n'obtiendra que la disparition ou l'éloignement de ses proches (sa relation avec Peggy, sa fille). The Irishman joue alors continuellement de ces malheurs et sa durée homérique permet justement d'insister sur la disparition de ces éléments, via les années qui défilent. A l'inverse des deux précédents opus de la trilogie mafieuse, le rythme est bien plus placide et loin de la vigueur que Scorsese nous proposait encore récemment avec Le Loup de Wall Street. Désormais, le temps défile lentement, mais sûrement, en touchant de plein fouet tout les protagonistes du long-métrage.


Comme dit auparavant, The Irishman va justement puiser son originalité de son trio d'acteurs. De Niro, Pacino ou Pesci, tous sont encore une fois impériaux (presque trop, puisqu'ils volent la vedette au reste du casting), mais tirent aussi leur puissance de leur âge avancé. En effet, le trio d'acteurs n'a plus 30 ans et leurs visages ont maintenant subi les épreuves du temps.
De ce simple constat sur la vieillesse, le réalisateur va en saisir toute la puissance mélancolique et livrer une lettre d'adieux à son genre de prédilection. De fait, Scorsese manipule la dramaturgie, la tord à ses envies et les flashbacks en pagaille (qui usent d'ailleurs plutôt bien du rajeunissement numérique) ponctuent alors un récit désordonné, dans lequel le personnage principal mélange présent et passé, pour se remémorer le cœur de son existence. La mécanique renvoie d'ailleurs ouvertement au Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, dans l'agencement de son récit et son intrigue. Un rapprochement qui est d'autant plus nourri par l'importance de l'Histoire dans les deux œuvres.
A l'instar de l'oeuvre testamentaire du génie italien, The Irishman va profiter de son intrigue, pour livrer le portrait d'une époque. Ainsi, à la petite histoire de Frank Sheeran, vient très vite se mêler la grande, par le biais de Jimmy Hoffa, syndicaliste interprété par Al Pacino. Les sales boulots du premier sont alors mis en parallèle aux agissements du second, tandis que l'Histoire vient continuellement relancer l'intrigue (l'assassinat de Kennedy, la crise de Cuba). Cette relation entre les deux faces d'un pays trouve toute sa profondeur, grâce à la mise en scène virtuose du cinéaste américain. Ainsi, aux grandes scènes historiques filmés dans d'immenses plans larges et parsemés par des mouvements de grue tape-à-l’œil, succèdent des instants de vie plus discrets et minimalistes. Cependant, de cette confrontation entre petite et grande Histoire, naît un point d'équilibre, avec la relation entre Al Pacino et Robert De Niro.


Au-delà de son intrigue de son gangsters, The Irishman touche surtout par cette fameuse liaison fusionnelle, qui naît entre Sheeran et Hoffa. Grâce aux touches d'humour savamment dosées et à l'alchimie évidente entre les deux interprètes, jamais une amitié n'a paru si pure chez Scorsese. Une puissance émotionnelle qui naît aussi de l'authenticité de certaines situations, à l'image d'une des premières scènes entre les deux qui se fait en pyjama, dans une petite chambre d’hôtel. Un réalisme qui se conservera même dans la conclusion de leur amitié, bouleversante, car jamais excessive.
Reste alors la dernière demi-heure, d'une sobriété déchirante. Lorsque toutes ces icônes se retrouvent agrippées au peu de vie qu'ils leur restent et que leurs silhouettes se traînent laborieusement dans les couloirs grisâtres de la prison, les parallèles que le film dresse alors entre passé et présent poussent presque aux larmes (la dégustation d'un morceau de pain entre Pesci et De Niro).


Les dernières images de Frank Sheeran sonnent alors comme un superbe adieu au personnage, au genre, à l'acteur et au réalisateur. Quand tous l'ont quitté, abandonné ou oublié, seul une porte entre-ouverte permet au protagoniste au regard meurtri de conserver une lueur d'espoir, de méditer sur ses péchés et, au réalisateur, de contempler une dernière fois l'oeuvre qu'il a établi.

PaulPnlt
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de Martin Scorsese

Créée

le 28 nov. 2019

Critique lue 323 fois

6 j'aime

5 commentaires

PaulPnlt

Écrit par

Critique lue 323 fois

6
5

D'autres avis sur The Irishman

The Irishman
Vincent-Ruozzi
8

Le crépuscule des Dieux

Lèvres pincées, cheveux gominés, yeux plissés et rieurs, main plongée dans sa veste et crispée sur la crosse d'un revolver, Robert De Niro est dans mon salon, prêt à en découdre une nouvelle fois. Il...

le 29 nov. 2019

152 j'aime

10

The Irishman
Moizi
5

Quand la technologie saborde un film

Le problème avec The Irishman c'est son rythme (entre autres). Scorsese a envie de peindre, non pas des maisons, mais la vie de son personnage principal et en toile de fond l'histoire de l'Amérique...

le 28 nov. 2019

101 j'aime

19

The Irishman
RedDragon
5

Une époque révolue...

Désolé Mr Scorsese, je n'ai pas accroché, je m'en excuse. Déjà, cela commence avec quelques plans sur une maison de retraite médicalisée, ce qui annonce clairement la couleur, et puis Al Pacino,...

le 28 nov. 2019

87 j'aime

45

Du même critique

La Belle Époque
PaulPnlt
5

Nostalgie, je crie ton nom

Chez n’importe quel cinéaste, il y a toujours une peur qui revient irrémédiablement. Une peur qui ne peut s’effacer et à laquelle tout cinéaste prometteur a dû faire face un jour ou l’autre, quitte à...

le 12 oct. 2019

20 j'aime

4

Once Upon a Time... in Hollywood
PaulPnlt
9

Requiem for a Dream

Depuis son arrivée tonitruante sur la terre fertile qu’est le septième art, Quentin Tarantino n’a cessé de déchaîner les passions. D’aucuns l’accusant d’être un copieur sans vergogne, lorsque les...

le 15 août 2019

12 j'aime

5