C’est donc sur son écran de télévision ou son vidéo-projecteur pour les mieux équipés que le commun des mortels a pu découvrir le dernier grand film de Martin Scorsese. En faisant appel aux grandes figures d’antan, aux monstres sacrés que sont De Niro, Al Pacino et Joe Pesci, le maître invoque un passé mythique, un âge d’or en passe d’être révolu et c’est bien de ça dont il s’agit avec The Irishman. Il déploie une fresque inédite dans son ton, assez minimaliste dans sa manière de raconter l’histoire de Frank Sheeran et son évolution dans la pègre américaine. Le temps passe lentement, sans réel coup d’éclat, jusqu’à ce qu’il rattrape ses protagonistes. On est assez loin des polars mafieux flamboyants et frénétiques qui ont construit la légende du réalisateur new-yorkais (Mean Streets, Les Affranchis, Casino…).
Il laisse de côté les mythes et le glamour qui entourent souvent le crime organisé pour une étude plus terre à terre, plus humaine, parfois pathétique dans ses petites combines et ses destins sans panache, comme celui de Frank. Il s’agit plus de résignation que d’ambition, de parcours subits plus que hors du commun. L’émergence de Jimmy Hoffa, patron syndicaliste surpuissant va faire épouser à The Irishman les contours historiques des Etats-Unis, comme autant de repères dans ce patchwork temporel.
La réalisation de Scorsese est évidemment irréprochable, misant beaucoup sur des dialogues semblant avoir été écrits sur mesure pour ses acteurs. Pacino domine une distribution étincelante, le duo Pesci – De Niro en tête, tous campant brillamment ces personnages troubles et corrompus. L’alchimie est flagrante et The Irishman repose pleinement sur leurs interactions, les services qu’ils se rendent, l’estime qu’ils se portent, les égos qu’ils ménagent (ou pas). Le rajeunissement numérique fait au passage des miracles sur les visages des comédiens, mais donne un résultat étrange lorsqu’il s’agit de les voir se déplacer. Malgré son regard de jeune homme des années 60, De Niro ne peut camoufler une démarche de vieux monsieur. C’est un détail, et la richesse d’une mise en scène illustrative fait rapidement oublier cet écueil. On pense aux scénettes venant couvrir les longs échanges entre les personnages, tantôt amusantes, tantôt brutales, aux panneaux accompagnant la présentation de chaque personnages annexes et annonçant la date et le modus operandi de sa mort. Le réalisateur fait passer son message, la mort attend chacun d’eux. Et la dernière heure de Irishman est en ce sens saisissante, magistrale et mélancolique. Elle égrène les derniers moments de ces figures titubantes et annonce leur inéluctable crépuscule, la fin des géants, la fin d’un monde.