C’est compliqué.
C’est compliqué parce que je ne sais pas comment trancher.
Mais c’est peut-être un bon début ça.
C’est peut-être même dire l’essentiel que de dire cela.
« The Lighthouse » est un film pour lequel je n’arrive pas à avoir un avis – un ressenti – tranché. C’est un film qui se débat dans mon esprit, à moins que ce ne soit l’inverse.
« The Lighthouse » n’est clairement pas une nature morte que je peux rouler dans n’importe quel tiroir de mon hippocampe.

Non. « The Lighthouse » est vivant.
Il séduit et dérange à la fois, comme une sirène qui frétille et qui hurle.


Première évidence.
« The Lighthouse » est beau.
Beau pour les sens.


Format carré. Cadres fixes. Noir et blanc.
Robert Eggers nous renvoie par ces choix vers un cinéma d’antan et d’ailleurs.
Un cinéma qu’il intemporalise et réactualise par une lumière sublime et des plans sans cesse travaillés. On se croirait soudain de retour dans le cinéma de Sergei Eisenstein. Avec ces visages éprouvés qu'une subtile lumière creuse et rappe avec beaucoup d'élégance. Avec ces corps qu’on contorsionne dans un cadre si restreint, comme des travailleurs qu’on aliène.

Ces sons… Enivrants… Entêtants… Dérangeants…
L’expérience sensorielle est totale. Et comme une sirène qui attire par sa beauté mais déchire par ses chants stridents, « The Lighthouse » a tout pour charmer les amoureux d’un cinéma sensitif. Au risque de les broyer.


Car – et c’est toute son ambivalence– ce « Lighthouse » séduit autant qu’il malmène.
Routine. Impasse. Verbes creux. Tout est au service d’un emprisonnement des personnages, piège que l'auteur cherche à étendre jusqu’au spectateur. L’épreuve est voulue et elle est parfois rude.
Le principal ennemi devient le temps. De mon côté j’ai pas mal regardé ma montre. Ça n’avançait pas. Ça s’avançait plus…
J’ai très vite eu l’impression que le film n’avait plus rien à dire et qu’il me fallait espérer une fin rapide.


Mais j’ai malgré tout découvert un intérêt dans cette douleur.
Un peu comme le personnage de Winslow, on est invité à ne plus résister. A sombrer.
Après tout il y a quelque-chose de très séduisant à se laisser-aller dans ce film. Il y a toujours quelque-chose de beau à l’écran qui mérite qu’on s’y attarde. Et puis il y a cette sirène entêtante qui finit par nous faire perdre la boule.


Accroché à la somptueuse richesse formelle de ce film et à la luminescence de Willem Dafoe (exceptionnel), j’ai accepté de sombrer.
Sensation troublante. Plaisante. Flippante.
Sur le final je me suis même mis à décoller.
Combien de films m’ont fait ça ? Bien peu. J’avais l’impression de revivre une expérience digne d’« Eraserhead ».
Et puis en fin de compte, la retombée.
La frustration.


Un plan final et une question.
Tout ça pour quoi ? Pour aller vers où ? N’y avait-il pas plus intéressant à faire que conclure sur cette impasse sans relief ? Sans ouverture.
Et c’est là que m’est soudainement revenu un souvenir. Celui de « The Witch » du même Robert Eggers. Un film très beau lui aussi. Un film d’atmosphère. Mais un film qui peinait à raconter quelque-chose...
En cela, le cadet surpasse l’ainé puisque la folie, mise au cœur de ce dispositif, fait du fond la forme et vice-versa. Un résultat bien supérieur à cette exploration de l’esprit bigot sous feu d’intrigue anesthésiée que fut « The Witch ».


Néanmoins la fin de ce « The Lighthouse » rappelle ce qu’est au fond le cinéma de Robert Eggers. Un cinéma des sens. Mais un cinéma qui a du mal à dépasser cette seule dimension.
Pour certains, cela sera amplement suffisant. Et tant mieux pour eux.
Pour d’autres, comme moi, l’idée d’un manque va laisser une terrible sensation de frustration.
On pourra dire que chercher à dire des choses à travers cette expérience des sens, ce serait abimer l’œuvre. Peut-être auront-ils raison. Mais moi je ne suis pas convaincu.
Je ne peux m’empêcher d’avoir cette impression d’avoir vu un chef d’œuvre amputé de quelque-chose de majeur.
Mais de cela, moi-même je n’arrive même pas à m’en convaincre pleinement.


Peut-être ai-je besoin de laisser vivre ce film en moi encore un peu.
Peut-être que dans quelques mois ou quelques années, mon discours aura considérablement changé, criant au chef d’œuvre.
Alors laissons vivre ce « The Lighthouse ».
Laissons vivre ce beau cinéma…
Et sombrons tant que c’est bon…


[Note : Un mois après avoir vu ce film et écrit cette critique, j'ai effectivement laissé vivre ce beau cinéma et je suis passé de la note de 6 à la note de 7. Voyons ce qu'encore davantage de maturation laissera apparaître de bon...]

lhomme-grenouille
7

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le 20 déc. 2019

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