« Dans un futur proche… Toute personne célibataire est arrêtée, transférée à l’Hôtel et a 45 jours pour trouver l’âme sœur. Passé ce délai, elle sera transformée en l'animal de son choix. »


Les dystopies prennent le risque de décevoir sur la longueur mais Yorgos Lanthimos parvient, grâce à son sens du détail et son cynisme, à créer une œuvre à la hauteur de nos attentes. L'idée de départ est exploitée à son maximum et déployée en détail ce qui crée une réelle empathie. Il crée un monde dont l'absurdité est poussée à l'extrême, tout en le rendant suffisamment authentique pour que l'identification soit possible.


La transformation en animal est mal vécue par absolument tous les personnages du film ; est-ce pour ce que cela implique en terme de perte d'identité, ou bien parce que devenir un animal est considéré comme une régression ? Cette hypothèse est possible car les membres de l'Hotel conseillent, avant le jour J, de faire une activité à laquelle les célibataires n'auront plus accès par la suite. Concernant la perte d'identité, une ambiguité demeure (due à l'anecdote de la mère-louve). Les personnages entament tous un deuil de ce qu'ils étaient auparavant, en se transformant en animal. D'ailleurs, ce processus est évoqué avec autant de gravité qu'on évoque la mort. La diversité des réactions au sein même du rejet unanime ajoute de la crédibilité à la trame principale.


Le fait de devoir faire un choix, de discriminer entre les animaux pour choisir lequel on veut devenir met en lumière le spécisme intégré dans nos comportements ; beaucoup deviennent des chiens, jugés plus proches de l'homme. La frayeur provoquée par la perte d'identité mène à les juger d'autant plus sévèrement, et à trouver des défauts et des limites à chaque espèce. Il est question, à un moment, d'un animal vil que personne ne veut devenir. A aucun moment ce mystère n'est résolu, mais ce passage provoque de nombreuses spéculations, et illustre bien les valeurs que l'on associe aux animaux, ainsi que notre façon anthropocentrée de les considérer. La menace est contrebalancée par son aspect ludique qui tranche à plusieurs reprises dans la gravité pesante du film.


En obligeant ses personnages à se mettre en couple pour habiter la ville, ou bien de n'avoir aucune relation sentimentale pour habiter dans la forêt, Yorgos Lanthimos montre la violence des règles que l'on s'impose dans les relations interpersonnelles. C'est ce procédé qui accorde, à mon sens, sa dimension cathartique au film. La "dictature" des points communs, que l'on utilise pour rationaliser son attachement et évaluer nos relations jusqu'à déterminer ainsi qui est notre âme sœur est également représentée avec violence, et nous plonge dans une prise de conscience salutaire. L'amour devient bureaucratique ; une personne myope ne peut être en couple qu'avec une personne présentant la même caractéristique pour que la relation soit légitime aux yeux de la société. Le couple doit être bien assorti, au détriment des individus qui le compose. Ou bien le refus doit être catégorique et n'admettre aucune exception : on se rend alors compte de la tyrannie des idéologies.
"Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges."
Cette citation qu'utilise Nietzsche pour désigner la foi me semble être également un angle pertinent pour appréhender The Lobster.


Malgré sa forme très froide et rigoureuse, le film parvient à trouver un équilibre grâce à la liberté et à la confiance dont disposent les acteurs. Notamment, Colin Farrell, qui devait entamer une transformation physique afin de paraître plus commun, a pu choisir de prendre ou de perdre du poids selon ce qui lui semblait le mieux correspondre à son rôle. De même, les deux acteurs principaux se sont exprimés sur l'absence de précisions quant à la façon dont ils devaient jouer, y compris sur le script. Ce parti-pris est d'autant plus pertinent dans ce film qui met en évidence l'inanité des réseaux de repères dont l'homme pense avoir besoin, et qui le conditionnent. Malgré les longueurs présentes dans la seconde partie du film, la fin s'inscrit de façon cohérente dans ce projet : la perte de repère se poursuit et le sentiment d'incompréhension et de malaise du spectateur est en partie du au fait que chacun des personnages est laissé à son destin.


C'est le cas de Léa Seydoux, enterrée vivante et encerclée par les chiens, de la gérante de l'hôtel, confronté à l'inanité de l'amour standardisé révélé par une menace de mort, ainsi que pour Colin Farrell, dont on ne sait pas s'il va se crever les yeux (l'écran noir n'étant pas un indicateur suffisant, ce procédé ayant déjà employé par Lanthimos dans Canine).

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le 30 mars 2016

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