Si j'écris cette critique, c'est bien plus pour tenter de clarifier mon sentiment vis-à-vis du film que pour réellement lui accorder sa vraie valeur. En effet The Master est le genre de film très particulier qui génère uniquement trois types de réaction :
- On a supra-méga-adoré, 10/10, incontournable !!§!
- On a détesté, du début à la fin, pas une once de sentiment positif à l'égard du film.
- On est PERDU entre les deux.
Dans mon cas, il m'est réellement impossible de poser un sentiment unique à l'égard du film. C'est pourquoi je diviserai mon "analyse" entre les points précis que j'ai beaucoup aimé, et à l'inverse ceux qui m'ont beaucoup dérangé.

Du point de vue technique, The Master est un très grand film. Le travail des images, de la lumière, de la mise en scène, même de la bande son, est d’une minutie extrême, subtile, éblouissante. Je ne crois pas être capable de critiquer un seul aspect de cette technicité si maîtrisée. Pour le coup, Anderson est le maître, et je pourrais me permettre de dire que cette gigantesque démonstration de savoir-faire cinématographique est à l’extrême limite de l’exagération, tant le réalisateur semble avoir voulu démontrer son talent. La comparaison avec un Terrence Malick un peu pompeux serait bien pertinente, si The Master ne s’inscrivait pas à l’exact opposé de l’atmosphère doucement éthérée chère à Malick. La profusion de lumière n’accorde rien de splendide à ce film, mais appuie au contraire tous les traits, les murs, les visages. L’image est éclatante, mais dure. Je reviendrai plus tard sur l’atmosphère, mais au niveau de l’image, l’intention est claire et apporte beaucoup à l’impression d’implacable maîtrise de la caméra.
Le jeu des acteurs est sans doute ce qui m’aura le plus impressionnée dans ce film. Difficile de ne pas sortir bouleversé par l’extraordinaire performance de Joaquin Phoenix, quasi méconnaissable, terriblement amaigri, courbé, la démarche incertaine, les traits tirés, le regard fou rongé par l’alcoolisme. Il est tantôt quasi amorphe, observateur sans grande analyse, l’air vaguement largué mais pas plus intéressé au monde qui l’entoure ; tantôt imprévisible, impulsif, dangereux et inquiétant, dans des explosions d’une effrayante violence. On ne voit presque plus l’homme, on voit l’animal, tout instinct dehors, prêt à bondir sans trop connaître sa proie, incontrôlable. SI ça ne tenait qu’à moi, je lui donnerais d’office l’Oscar, pour le hérissement de poil que me procure désormais l’idée de me retrouver dans la même pièce que le personnage.
Seymour Hoffman… Et bien… c’est Seymour Hoffman. Son rôle lui colle à merveille, dans la peau du Maître à la manipulation tentaculaire. Sans jamais tomber dans le ridicule mystique, on voit sous les traits du personnage qu’il croit à son culte sans réellement y croire, conscient d’une supercherie cachée, qui ne se découvre que lorsqu’il perd son sang-froid. Impeccable jeu d’acteur, … comme toujours.
Je n’ai par contre jamais été grande fan d’Amy Adams, mais elle a réussi à m’impressionner par la seule force de son regard. Enfin un rôle qui la rend adulte, qui lui confère une aura de fermeté inquiétante, un pouvoir sous-jacent qui s’exerce dans la discrétion d’une salle de bain, dans le cocon privé d’une conversation en famille, etc. Très bonne performance pour ma plus grande surprise.

Passons maintenant au reste. Le reste, c’est le sujet, et le traitement du sujet.
Il est rare que je me sente mal à l’aise au cinéma, et quand c’est le cas, ça ne m’empêche généralement pas d’apprécier le film. Le malaise géant de Mélancolia, par exemple, qui m’avait quand même provoqué une vraie, énorme crise d’angoisse, ne m’arrête pas une seconde quand je dis que c’est un excellent film. Dans The Master, le malaise n’a pas la même nature ni la même origine. Le personnage de Freddie en lui-même EST un malaise. L’extension de cette personnalité si étrange à la relation qui l’unit avec le Maître donne un mélange étonnant, mais extrêmement dérangeant. L’interminable répétition de non-dits et autres absences d’explications ne fait qu’amplifier l’incompréhension et le sentiment de retrait, parfois de peur, presque de dégoût, qui m’a envahie durant le film. On ne sait jamais bien comment l’un considère l’autre, la relation dominant-dominé est d’une complexité trop complexe, pour le coup, qui perd totalement le spectateur pour le reléguer à la simple place d’observateur impuissant dans un décor peu à peu oppressant. D’une manière générale, la magie du cinéma tient aussi de l’interactivité du scénario avec le spectateur, que ce soit dans les malentendus (où le spectateur est au courant), l’annonce d’une situation joyeuse ou dramatique, etc. Du fond de son siège, on aime avoir le sentiment d’être dans la pièce, on aime l’impossibilité de révéler la vérité aux personnages. Dans The Master, il n’y a rien de tout cela. Rien. On assiste, impuissant, comme un voyeur, à une spirale horrifique, sans trop savoir si on s’en sortira ou pas. On ne nous explique rien, on insinue peu de choses. Du début à la fin, on est perdu. En tout cas je l’étais, profondément. Je percevais l’intention du réalisateur, ce qu’il voulait plus ou moins mettre en avant, mais ça n’expliquait pas pour autant le fond, et c’est ce qui entre autres m’a mise profondément mal à l’aise. Je n’avais pas ma place dans la salle, j’assistais à quelque chose qui ne me concernait pas, qui ne me ressemblait pas et ne m’impliquait en rien. J’ai eu envie de partir, la curiosité m’a gardée assise. Je ne sais même pas si j’ai réellement envie de revoir le film où si c’est par peur d’avoir laissé échapper un détail évident qui m’éviterait de me sentir si stupide en sortant de la salle.

Voilà, The Master était pour moi une expérience particulière, un peu difficile, que je recommande à ceux qui n’ont pas peur des ambiances très lourdes (TROP lourdes !) et qui aiment questionner un film et son sens sans nécessairement espérer trouver la réponse. Je ne peux pas réellement dire que le niveau de technicité du film pourrait convenir aux seuls amateurs de beauté du travail cinématographique, tant l’ambiance est extrêmement pesante. Pour tous les autres, épargnez-vous un long moment de souffrance et passez plutôt deux heures à un apprécier film plus léger et moins déstabilisant.
Bex
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le 11 janv. 2013

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