La dialectique du maître et de l'esclave

Brillant, assurément.

Dès le prologue, d’une maîtrise formelle exceptionnelle, on a droit à une cascade de plans-séquences. Tout d’abord sur la compagne de Freddie (Amy Ferguson), mannequin-vendeuse du manteau qu’elle porte, découverte en gros plan et en contreplongée sous les néons, puis allant et venant dans le magasin au milieu des clients, pour se retrouver dans la galerie jusqu’à l’espace où il est en train de photographier des clients «épanouis » ; après le magnifique plan d’ensemble où il court, au milieu de l’immensité du champ poursuivi par une foule déchaînée, isolé un instant par une magnifique transition en fondu, avant de réapparaître sans aucune logique temporelle sur la jetée. Et le plan-séquence qui suit est magnifique – parce qu’il ajoute au travelling, pas tout à fait rectiligne, un second effet qui lui donne tout son sens avec les changements de mise au point sur le bateau qui soit découpent parfaitement ce dernier, soit le réduisent dans un flou absolu à une accumulation abstraite de points lumineux. Et c’est précisément au moment où les points scintillent qu’il réoriente sa course, comme un insecte attiré par une baie vitrée un peu trop illuminée pour finalement s’embarquer en clandestin dans le navire inconnu.
Et le plan séquence suivant, très long cette fois, et très beau, suit le départ du bateau illuminé dans la nuit.

« Si le maître est conscience de soi, il ne l’est pleinement que parce que l’esclave l’a reconnu comme maître. »

L’œuvre de P.T. Anderson déborde d’une ambition folle – tracer l’épopée de l’Amérique moderne, démonter ses mythes – l’industrie pétrolière naissante il y a peu, à présent la rencontre entre l’Amérique brisée, déboussolée, abîmée et marquée par les guerres du siècle et celle des sectes qui tentent d’en faire la conquête. Deux mythes en fait, qui vont se rencontrer, se percuter, incarnés par le marine, le soldat perdu (Joaquin Phoenix) et le gourou « inspiré » (P.S. Hoffman). Et si l’action du charlatan va, apparemment, opérer sur le GI en déroute, alors même que dès les premiers instants du film psychanalystes, psychologues et psychiatres avaient échoué face à des obsessions névrotiques et vaguement autistiques, c’est parce que lui sait jouer d’un mélange, empirique et maîtrisé d’autorité et d’empathie. Il sait manipuler – et la première séance de thérapie en constitue la plus parfaite des illustrations.

« Le désir est aussi le désir d’être reconnu par un autre. La conscience veut qu’une autre conscience la reconnaisse comme conscience. »

Au reste il importe peu que le personnage de Lancaster Dodd / P.S. Hoffman soit une incarnation de Ron Hubbard. En fait ses méthodes empruntent à la fois à la psychanalyse, certes empirique et approximative, aux jeux de rôle, ou même à la thérapie régressive, façon Otto Muehl (et la scène de la conférence prolongée par la danse du maître suivi par ses convives costumés, dont les femmes seront bientôt dévêtues par le rêve érotisé de Freddie Quell, n’est pas sans évoquer les cérémonies de la communauté AAO) – voire même les charlatans sectaires les plus redoutables, façon Gurdjieff (et ses œuvres écrites réservées aux initiés).

P.T. Anderson s’intéresse d’ailleurs énormément au pouvoir des sectes – déjà dans Magnolia ou dans There will be blood.

« Le maître devient ainsi dépendant de son esclave. Il devient l’esclave de son esclave. »

Les deux personnages sont bien plus complexes que ce que l’on pourrait en apercevoir immédiatement.
Freddie Quell ne ressemble pas au « fou classique », défini par Chesterton, « celui qui a tout perdu sauf la raison ». Freddie ne procède pas par des enchaînements logiques à partir de postulats délirants. Au contraire, et bien au-delà de ses constantes animales (le sexe, les pets, la violence), il passe sans aucune transition, d’états assez normés (sa fonction de photographe, sa relative maîtrise de soi au sein du groupe, la fidélité à son amour de jadis) à des temps de fureur absolue ou au contraire d’apathie prolongée, sans aucun repère temporel ni logique.

L’interprétation de Joaquin Phoenix est à l’avenant – étonnante, très décalée, ou insupportable, c’est selon. Sa silhouette même est incroyable, décharnée au-delà de toute maigreur, sans épaules, avec une taille de guêpe encore valorisée par un pantalon taille très haute et ceinture très centrée, plus que ridé, visage tout en angle et un surjeu permanent entre prostration, rires artificiels, explosion de violence incontrôlée (et la scène de la prison, avec les deux prisonniers en antithèse absolue, n’est pas côté Phoenix sans évoquer le jeu de Patrick Dewaere dans Série noire, et l’on s’attend, plus la scène progresse, à le voir éclater sa tête contre les murs ou contre les grilles. C’est le bidet qui y passera.)

A l’inverse, Philip Seymour Hoffman semble tout en maîtrise, en contrôle.
Mais ce n’est qu’illusion. Ses « théories », selon l’aveu même de ses proches, semblent en fait improvisées, pleines de contradictions. Il paraît assez incapable de se défendre, sinon par les cris ou par la fuite, sitôt que des contradicteurs mettent à jour ses insuffisances évidentes et ses errements.
Le gourou a besoin en fait de la fidélité absolue de son disciple – qui n’hésite pas, à plusieurs reprises et de la façon la plus violente, à aller régler leur compte à tous ses adversaires (et jusque aux policiers …)

Et dans le même temps, le maître va offrir à Freddie des manières d’attitudes et de repères permanents.

« L’esclave, en travaillant à transformer le monde, finit par se transformer lui-même ».

Quoi qu’on puisse le lire un peu partout, The Master n’est pas un film totalement abscons.

Rien de plus normal que la pensée de Dodd/Hubbard/Hoffman soit pour le moins confuse : on l’a vu, lui-même ne la contrôle pas vraiment. Il improvise, modifie, tâtonne …

Quant à Freddie Quell, on a vu que ses actions s’enchaînaient sans solution de continuité, sans la moindre logique – et le prologue, avec la succession de péripéties non liées en constitue à nouveau la meilleure des illustrations.

Ces bases posées, les événements s’enchaînent presque normalement. Presque - car il manque une clé : le point de vue d’Anderson lui-même qui est totalement masqué ; La pensée et les pratiques de Dodd sont-elles condamnées ? Est-il à la fin triomphant dans son immense propriété et dans son immense bureau ou au contraire définitivement seul et abandonné de tous (sauf de sa femme, excellente Amy Adams, en tireuse de ficelles) ?

Et l’on ne sait pas toujours si les péripéties présentées relèvent de la réalité ou du rêve : rêve assurément pour la danse dénudée, mais pour la communication téléphonique dans le cinéma désert, pour les images de moto dans la Vallée de la Mort ?

Et l’image de l’Amérique – comprimée entre les trois immenses séquences introduites par des images d’océan et de bateau ? Pour quels départs et quels horizons ? Et les mélanges alcoolisés et horribles (et parfois mortels) concoctés par Freddie et prisés par Dodd, source de la plus grande confusion mais d’une confusion maîtrisée ?

Et Freddie Quell lui-même au bout du compte ? Il défend son maître au-delà du raisonnable – avant de s’enfuir, dans la très étonnante scène du désert où pour la première fois le maître est rejeté. Puis de revenir, dans la grande pièce déserte. Puis de partir à nouveau.

Et là ce n’est plus Hegel qui parle – mais Dodd :
« Si tu arrives à vivre sans maître, tu seras le premier homme à réussir ».

Les dernières images, où Freddie désormais seul, confronté à nouveau à ses pulsions sexuelles, mais souriant, reprend avec la prostituée qui consent à jouer le jeu les interrogatoires thérapeutiques initiés par son ancien maître. Hommage distancié ou dérision ?

La conclusion, évidemment, demeure ambigüe.
pphf

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