Au son d’un air mécanique de boîte à musique, une patineuse tournoie, immobile, prise à la verticale par un objectif qui semble comme suspendu au-dessus d’elle. Le mouvement, supposé rapide, est figé par un ralenti extrême, qui confère à l’image les allures d’une photographie. Ce plan d’ouverture donne le ton du film qui, tout en retrouvant une animation usuelle, paraît toutefois happé par une lenteur qui devient ontologique.


Le scénario emboîte en effet le pas, hésitant, méditatif, d’un jeune homme solide et presque mutique, Andy (Tye Sheridan), qui est chargé d’entretenir la patinoire que possède son père (Udo Kier). À la mort, soudaine, de celui-ci, il consent à suivre dans sa tournée hospitalière un psychiatre (Jeff Goldblum, plus que convaincant dans ce rôle inhabituel), adepte des électrochocs et virtuose -jusqu’à ce que son art décline - de la lobotomie. Ce médecin, le Docteur Wallace Fiennes, librement inspiré de la figure réelle de Walter Freeman, lui-même grand praticien de la lobotomie, a autrefois soigné la mère d’Andy, que celui-ci n’a plus l’autorisation de voir depuis qu’elle est hospitalisée. Cet accompagnement, paré du rôle de photographe des malades, revêt donc simultanément la forme d’une quête, d’une remontée vers la source maternelle.


Mais cette mise en mouvement ne saurait suffire à arracher le film à son rythme lémurien, qui affecte jusqu’aux gestes des acteurs. Les seules silhouettes virevoltant rapidement resteront, jusqu’à l’ultime plan, les jeunes filles auxquelles le père enseignait, avec une raideur de maître à danser baroque, son art du patinage ; encore le plan en plongée verticale qui s’abattait systématiquement sur elles les rendait-il semblables à de petites figurines de pièce montée qui se seraient retrouvées miraculeusement animées ; aussi domptées, au bout du compte, aussi objets que les modèles féminins pétrifiés sur des photographies dénudées qui tapissaient docilement les quatre murs d’un réduit secret que le père se réservait... Animation interdite... Quand on sait que l’ « anima » latine, de laquelle descend notre âme, ou l’animation de notre cinéma, signifiait originellement le souffle, en tant que souffle respiratoire, assurant la vie du corps... On mesure combien les questions du mouvement, de l’animation, de l’âme et de la lobotomie sont étroitement intriquées... De fait, ici, même la lourde voiture américaine transportant les deux voyageurs d’un établissement psychiatrique à l’autre semble progresser au ralenti et fendre des forêts dont les arbres paraissent vouloir la retenir. Et le travail de photographe auquel s’attachera Andy constitue un étrange ricochet, à visée officiellement thérapeutique, aux photos indécentes, mais figées, chargées d’entretenir la libido paternelle...


L’ensommeillement des actants (même les patients, avant ou après lobotomie, sont si calmes, à deux exceptions près, qu’on les croirait tous pensionnaires du château de la Belle au Bois Dormant...) va de pair avec une photographie très étudiée, comme poudreuse, ou voilée de blanc. Lorenzo Hagerman compose une image décolorée, ternie, d’où les teintes semblent s’être retirées. Et la couleur blanche, associée à la mort, en médecine comme dans plusieurs univers culturels, revient de manière obsédante, du premier au dernier plan, depuis la patinoire jusqu’aux espaces enneigés enfin atteints, en passant par les différents établissements hospitaliers, les salles d’opération...


Deux figures de vie - et quelle vie !... - croiseront encore la route des deux hommes, avant que celle-ci ne se divise : un amour, qui aurait pu être « l’amour », sera rencontré en la personne de Susan (Hannah Gross) ; l’exubérance créatrice, prophétique, sera rencontrée en la personne de son père, superbement porté à l’existence, dansé, par Denis Lavant. Aucun, à cause de la fascination exercée par une « montagne » mythique, ne parviendra à empêcher la blancheur de se refermer sur toute existence...


Le réalisateur et co-scénariste américain Rick Alverson signe là un nouvel opus éminemment singulier, fascinant, illustrant magnifiquement le « réalisme perturbé » qu’il dit affectionner et renvoyant finalement chacun des personnages, sur le mode insulaire, à son inaccessibilité radicale.

AnneSchneider
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le 30 juin 2019

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Anne Schneider

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