Sorti en salles depuis quelques mois, le nouveau film de Nicolas Winding Refn n’a laissé personne indifférent, entre l’exaltation face à un génie de l’image au sommet de son art et l’exaspération de voir un réalisateur tendance réutiliser tous ses gimmicks jusqu’à l’excès. Décorticage d’un film imparfait mais passionnant, et central dans le cheminement de son auteur.


A lire sur Cultiz, avec images et mise en page


Plus si jeune prodige du cinéma danois, Nicolas Winding Refn aura connu une évolution pour le moins radicale. Après l’approche très réaliste du film de gangsters qu’il avait offerte avec la trilogie des Pusher (1996, 2004 et 2005) et, dans une moindre mesure, Bleeder (1999), NWR (comme il aime désormais se faire appeler) effectue un virage formel radical. Dès Bronson (2008), son cinéma se fait plus esthétisant, plus symboliste, moins ancré dans le réel. Valhalla Rising (2009) déjouait les attentes du spectateur assoiffé de combats de vikings ensanglantés en proposant à la place un véritable trip sensoriel et contemplatif, aux accents chamaniques.


Mais la renommée actuelle de Refn, le cinéaste la doit surtout à Drive (2011). Situé à la croisée des chemins entre l’approche empathique et plus terre-à-terre de ses premiers films et le sens esthétique et onirique des plus récents, le film est auréolé d’un succès non négligeable pour un film indépendant, rafle le Prix de la mise en scène à Cannes et remet au goût du jour une certaine esthétique très 80’s, entre couleurs flashy et musique synthétique. Only God Forgives (2013) est accueilli plus tièdement, la critique lui reprochant une radicalisation virant à une surdose d’esthétisme, de symbolisme et de violence gratuite.


Avec The Neon Demon, Refn bouleverse quelque peu ses habitudes en abandonnant ses personnages typiques d’hommes violents à la limite de l’autisme ainsi que sa thématique phare de la relation du parent à l’enfant. Jesse (Elle Fanning) est une jeune fille de 16 ans, orpheline, qui emménage à Los Angeles avec pour seul objectif de devenir top model. On remarque bien vite que l’adolescente jouit d’un don sans pareil : une beauté naturelle, sans artifices, hypnotique. Jesse attire le regards de tous les pontes du milieu et, inévitablement, de ses consœurs mannequins, jalouses de l’attention portée à la dernière arrivée.


A la manière d’un Valhalla Rising ou d’un Only God Forgives, The Neon Demon semble davantage construit comme une succession de scènes et d’ambiances au parfum irréel que sur une base narrative plus terre-à-terre à la manière d’un Drive ou Pusher. Le film suit Jesse à mesure qu’elle se familiarise avec le milieu de la mode et ses dessous souvent peu reluisants. Son parcours évoque celui d’un songe, entre scènes relevant du doux rêve (la balade sur les sommets nocturnes de Los Angeles) ou du cauchemar poisseux (les interventions de Keanu Reeves en tenancier d’hôtel véreux et pervers, ou encore un segment final anxiogène). Plus que jamais, l’écriture des personnages en est réduite à sa plus simple expression, les différents protagonistes étant davantage pensés comme des figures vectrices de sens et de pensée que comme de vrais êtres de chair tridimensionnels.


Le cinéaste pousse ici son style dans ses derniers retranchements. Ses obsessions visuelles (cadrages et mouvements de caméra ultra-précis, couleurs vives et tranchantes) sont exacerbées comme jamais, au point que Refn semble parfois ne concevoir des séquences que pour leur seule beauté plastique. Les frasques du milieu dont il traite semblent être autant de prétextes pour le réalisateur de se laisser aller à de purs moments d’esthétisme modernes, qu’il s’agisse de la représentation d’un spectacle “underground” dans une boîte de nuit, d’un shooting photo particulièrement intime ou d’un défilé virant au psychédélisme. Toujours adepte de gore et d’hémoglobine à toutes les sauce, le cinéaste nous gratifie même d’une poursuite dans les couloirs d’un manoir inquiétant citant directement Dario Argento et son Suspiria (1977). Effets visuels, ralentis, néons à tous les murs, le film déverse dans les yeux de son spectateur toute une palette formelle outrancière. En cela, la musique de Cliff Martinez joue toujours un rôle clé, tant les nappes électroniques et les beats lancinants du compositeur se marient à merveille avec l’imagerie fluorescente du danois.


Plus que n’importe quel autre film de son créateur, The Neon Demon semble se reposer avant tout sur son sens de l’esthétique, jusque dans sa construction qui épure au maximum la consistance de la trame et des dialogues pour assembler ses scènes comme autant de vignettes presque indépendantes. NWR a toutefois eu le bon goût de choisir un sujet convenant à merveille à ses lubies formels. Quoi de mieux en effet que la dépiction du milieu du culte de la beauté, plus factice et artificielle qu’ailleurs, pour se laisser aller à des sursauts d’esthétisation ? Ici, la mise en scène de Refn épouse ses thématiques et participe à la construction d’un discours sur une industrie impitoyable, cruelle et perverse, mais aussi à des ébauches de réflexion sur la notion même de beauté. “Beauty isn’t everything, it’s the only thing” rétorque le designer Robert Sarno (Alessandro Nivola) et par là-même, Refn lui-même, artisan de la beauté filmique s’il en est ?


Les pistes d’interprétation sont nombreuses pour peu que l’on accepte de surmonter une forme imposante. Si le propos de base de Refn demeure on ne peut plus limpide grâce à une construction qui a fait ses preuves, The Neon Demon n’en reste pas moins victime des excès de son auteur, entre symbolisme outrancier et scènes volontairement provocatrices. NWR atteint ici les limites de son style et semble même s’en amuser. Il développe un goût pour le grotesque, la surdose d’effets et de symboles et développe parfois un second degré totalement absent de ses précédentes oeuvres, comme s’il se maintenait constamment en équilibre entre exercice de style radical et autoparodie. En témoigne la toute fin du long-métrage, sorte de gag absurde cynique. Refn semble conscient de lui-même, de ses limites mais également de sa mégalomanie, en témoigne un générique placardant son nom et ses initiales à toutes les sauces. L’oeuvre demeure donc imparfaite, en particulier dans un dernier tiers plus extravagant, provocateur, violent et sexuel mais abandonnant le précieux équilibre développé par Refn lors des deux premiers actes.


Avec Drive, Nicolas Winding Refn semblait avoir trouvé un vrai équilibre dans son cinéma. Son esthétisme et son obsession du symbolisme convergeaient au sein d’un récit accessible, universel et n’abandonnant jamais ses personnages, terriblement humain derrière leur mutisme. A l’inverse, The Neon Demon apparaît plutôt comme célébration décomplexée d’un style déjà outrancier dans ses fondements. En soi, un objet filmique fascinant autant que repoussant, qui pose une question fondamentale : que peut bien faire Refn maintenant qu’il a presque avoué filmiquement avoir épuisé les limites de son art ? Son dernier film fonctionne, sans doute grâce à cette prise de conscience, et parce que le choix du sujet lui a permit d’accorder parfaitement fond et forme. Mais une remise en question semble malgré tout être nécessaire, au risque pour NWR de progressivement perdre sa place en tant que l’un des cinéastes majeurs de la décennie écoulée.

Créée

le 16 sept. 2016

Critique lue 334 fois

2 j'aime

Yayap

Écrit par

Critique lue 334 fois

2

D'autres avis sur The Neon Demon

The Neon Demon
Antofisherb
5

Poison Girl

Bon allez, pas d’introduction bien tournée pour cette fois, pour éviter toute confusion et parce qu’on colle des procès d’intention au film pas tout à fait pertinents, je vais commencer par quelques...

le 8 juin 2016

196 j'aime

45

The Neon Demon
Gand-Alf
5

Beauty is Everything.

Le temps d'un plan, j'y ai cru, au point d'en avoir une demie molle. Le temps d'un opening theme fracassant, me renvoyant au temps béni de Blade Runner, et dont les basses me parcourent l'échine avec...

le 20 juin 2016

194 j'aime

6

The Neon Demon
Sergent_Pepper
8

Splendeur et décadence.

La plastique, c’est hypnotique. La bande annonce, le clip, la publicité : autant de formes audiovisuelles à la densité plastique extrême qu’on louera pour leur forme en méprisant le plus souvent...

le 13 juin 2016

149 j'aime

19

Du même critique

Shadow of the Colossus
Yayap
10

Soudain, le vide

Il y a certaines oeuvres dont l’aura semble inévitable. Shadow of the Colossus est de celles-là. Depuis sa sortie initiale en 2005 (2006 dans nos contrées) sur PS2, le jeu s’est vu canoniser...

le 13 févr. 2018

31 j'aime

1

Once More ’Round the Sun
Yayap
8

Taking the High Road

Au fil des années, Mastodon s'est peu à peu créé une place de choix sur la scène metal mainstream mondiale, au point d'en devenir l'un des (le?) gros groupe les plus intéressants actuellement en...

le 30 juin 2014

16 j'aime

Appelez-moi DJ Rebel
Yayap
4

Toi aussi affirme ta rebelitude

Du lourd. Vraiment. Ils se sont surpassés chez Disney Channel. Dès l'intro, tu es dedans à fond : un animatrice radio mystérieuse balance des messages trop subversifs, appelant les élèves à ne pas...

le 17 juin 2013

16 j'aime