Le Néant Dément (ou éloge de la vacuité)

A Cannes, le dernier film du talentueux Nicolas Winding Refn, à qui l'on doit entre-autres le fabuleux Drive (dont personne n'a oublié l'envoûtante BO), a beaucoup fait parler de lui... et pas forcément dans le bon sens du terme. Alors que ses rares défenseurs tendaient à souligner une claque esthétique, les détracteurs (la majorité) insistaient davantage sur un parti-pris exclusivement esthétisant, prétentieux, artificiel, faussement provoc', au détriment d'un récit d'un vide insipide. Autant avouer d'emblée qu'à la découverte de The Neon Demon lors de l'avant-première organisée aux Halles, et en dépit de ma profonde perplexité quant à une vision manichéenne des choses, la principale question que se posait mon esprit cinéphile était la suivante: dans quel camp allais-je me ranger? Les crieurs au chef d'oeuvre? Celui des éreinteurs? Pourquoi pas les deux à la fois?


Pour dire vrai, rarement une oeuvre ne m'a fait autant oscillé entre des avis contraires. Entre bouleversement devant une telle claque esthétique, perplexité devant un choix esthétisant au détriment d'un récit plutôt anodin quoique non dénué d'intérêt et envie de crier à l'insipide arnaque pseudo-intellectuelle, mon cœur et mon esprit balançaient. Quelle position tenir? Quel parti pris occuper? Plus la projection avançait, plus mon esprit s'emballait à l'idée de devoir jouer la carte de la majorité dubitative (celle de la salle, de la presse et de mon cercle SC) ou celui de la minorité contemplative (la majorité des sens critiqueurs, au vu de la démesurée moyenne attribuée à mon sens à cette oeuvre). Que dire? Que faire? That was the question. Après réflexion et tournoiements autour des éléments constitutifs de la qualité d'une oeuvre, après sondage intérieur de mes critères émotionnels et rationnels d'appréciation d'un film, après de longues nuits d'insomnie à repenser à cette piscine vide et cadavérique (bon, okay, j'avoue, sur le coup je me la joue un peu - beaucoup... - mytho), j'ai donc décidé d'opter pour l'une des portes qui s'offraient à moi: celle de la cohérence. Voici maintenant une tentative (aussi vaine risque-t-elle de s'avérer au final) de proposer une critique en trois actes, symbole de mon voyage à travers les opinions, ou trois souvenirs de ma projection d'un Néant Dément (ou éloge de la vacuité).



Acte I - Plaidoyer pour la magnificence incarnée



Quoique l'on pense de The Neon Demon, nul ne peut prétendre hypocritement, par souci de mauvaise foi, dénigrer les qualités esthétiques de l'oeuvre. La première séquence, au cours de laquelle Elle Fanning, le corps couvert de sang (ou du moins, du faux), est l'actrice d'un shooting nocturne dans un appartement de Los Angeles, donne à elle seule le ton du film. Comment mettre des mots sur cette atmosphère étrange significative des films de NWR? Difficile, tant sa singularité ne la rend comparable à aucune autre. Peut-être puis-je évoquer une oppressante noirceur teintée de fulgurances hallucinatoires, un psychédélisme à marche lente et décadente, réincarnant les fantômes passés des tréfonds hollywoodiens, caractéristiques d'un voyage à travers une Amérique à la fois fantasmée, déconnectée du réel, et cauchemardée, puisque qu’intrinsèquement liée à ce dernier, dans un univers fantasmagorique propre au génie danois. Oui, il y a indéniable du génie dans cette évocation d'un monde des artifices, dans lequel Jesse, 16 ans devient à la fois actrice et victime d'un système pervers, fondé sur l'opacité (quel est le fameux truc que possède telle ou telle face aux autres?), le profit de la naïveté, le commerce de l'innocence, la mise en concurrence de jeunes filles au corps de femme venues conquérir le graal à Los Angeles, prêtes à abandonner leurs terres rurales pour devenir l'égérie de demain et vulgairement mises au ban, telles du bétail, au profil de celle que tout le monde s'arrache parce qu'elle a ce fameux "truc" que semblent discerner agences et agents du monde conformiste de la mode, et qu'eux-seuls sembleraient en mesure de définir, encore doivent-ils savoir eux-mêmes de quoi s'agit-il. The Neon Demon, c'est la vente d'un univers rêvé, fantasmé, mais très vite mué en engrenage infernal et démoniaque, au gré de rencontres tortueuses et perverses, fondées sur l'artificialité des relations "humaines" et la victoire des arrières-pensées au prix de son propre libre arbitre (et de son âme, on le verra plus tard). NWR célèbre ainsi le triomphe de la noirceur sous l'oeil vintage et électrique de sa caméra, que ce soit à travers les sordides motels, les sombres et vastes demeures labyrinthiques aux obscurs recoins vides (quoiqu'il faille se méfier des apparences), des podiums dénués de lumières et confrontant l'héroïne aux démons de ce monde ainsi qu'à ceux du sien propre, ou encore dans des night-clubs au sein desquels s'organisent d'étranges rituels. Le malaise est palpable tout le long de ce sinueux et esthétique voyage à travers les coulisses torturées d'un monde de lumière, où chaque étoile peut briller au-dessus de Los Angeles pour peu qu'elle trouve la Fortune sur son chemin et possède le petit "plus" inexplicable, très recherché pourtant et dont les conséquences peuvent être grandes sur un avenir prometteur. Un monde à la peau lisse, aussi lisse, élégante et classieuse que la photographie de Natacha Braier, où froideur et chaleur se mêlent habilement, dans lequel chirurgie esthétique et maquillage outrancier n'ont droit de cité, où chaque perfection est rigoureusement dissimulée à travers des artifices inimaginables pour le commun des mortels. NWR nous présente - sans en faire l'éloge attention - d'un univers décadent, quasi-apocalyptique, duquel les émotions sont exclues - mais pas la sensualité et l'érotisme, au profit d'une mécanique raison machiavélique et pernicieuse, capable du pire et la folie furieuse. Et tout ça, au son de l'électrique BO de Cliff Martinez!



Acte II - De l'audace là où le fond frôle dangereusement le fond



J'assume de défendre l'audace inébranlable de notre ami NWR, quoique teintée de prétention, certes. Là où, toutefois, certains semblent s'être contentés d'une claque esthétique comme il est rarement donné d'en voir dans les salles obscures (ce qui aurait permis à ma note de tutoyer les sommets si je m'en étais arrêté à ce seul critère), d'autres préfèrent mettre en avant l'absence de toute dimension narrative et la vacuité d'un récit accessoire. J'avoue être particulièrement sensible à cet argument. Oui, NWR a clairement pris un parti esthétisant, quitte à pécher par excès d'artificialité et à omettre de donner du sens, aussi minimal pouvait-il être, à cette succession d'images sublimes et chimériques. Oui, il a également fait le choix de tirer parti d'une fausse provoc', aussi artificielle que la mise en scène orgiaque et chorégraphiée au millimètre près, au sens propre comme au figuré, tant et si bien qu'aucune aspérité ne se donne à voir sur ce summum de perfection et de lisseté. Oui, le scénario cède à une grossière surenchère ostentatoire dans les symboles qu'elle donne à apprécier à l’œil du spectateur transi. Pour autant, The Neon Demon n'est pas dénué d'intérêt, et loin de là. A défaut de livrer une critique féroce et puissante d'un monde de la monde dangereux (du moins davantage que notre héroïne, cf. l'acte III) - en même temps ne serait-ce point paradoxal d'en livrer une alors que le film demeure une éloge de l'artificialité? -, il permet d'observer les coulisses d'un univers criminel pour des apprenties mannequins encore dans l'adolescence et dans l'immaturité, prisonnières d'une apparence et d'un corps dont les grands créateurs et photographes peuvent s'arracher l'image le temps d'un instant plus ou moins long, pour mieux le jeter tel un vulgaire Kleenex, s'en éloigner dès lors que son esprit approche et l'abandonner sur la voie publique, l'esprit en question démuni et détruit par un système impitoyable fondé sur le culte de la jeunesse, de la fraîcheur et de la nouveauté, où la femme devient morceau de viande qu'on se partage avant de le dévorer cru, littéralement et réellement. D'autres esprits errent dans ce Los Angeles désincarné, à la fois si attirant de par les lumières de son inextinguible mythe et si dantesque, pour ne pas dire maudit. Ceux là, vous l'aurez deviné, s'avèrent démoniaques, prenant l'héroïne dans un engrenage irréversible dans lequel identité (en train de se construire) et âme se perdent (ou plutôt se vendent et se négocient chèrement) au gré de pactes fictifs et de contrats de cession du corps et de l'image à l'attrait des néons infernaux, dont la lumière approchante, chaleureuse, tournoyante, s'empare de l'esprit de Jessie, avec l'aide d'une armée de soldats mal-intentionnés, exultant l'art du sacrifice (celui de leur âme, puis celui des autres) à la faveur de la conquête de leur place dans ce champ (au sens bourdieusien du terme) criblé de mines et en dépit de la prétendue protection d'une amie maquilleuse tombé du ciel, dont le revirement sera la conséquence du non-assouvissement de ses intentions initiales et de ses fantasmes - en dépit des signaux explicites envoyés, mais difficilement déchiffrables pour une jeune personne inexpérimentée en la matière et trop naïve pour affronter la violence canine d'un monde cruel. Le tout dans une sensualité psychédélique et un érotisme... singulier.



Acte III - Atterrissage au fond de la piscine (vide) d'une sordide villa



La claque esthétique que je me suis prise en pleine gueule, à la limite du bouleversement, c'est fait. La mise en lumière du quelque intérêt d'un récit sacrifié.


A l'instar de son héroïne d'ailleurs...


Mission accomplie. Reste à opérer machinalement - et sincèrement - à la détraction de ce qui se contemple tel une oeuvre d'art (d'où le bouleversement), d'une édifiante beauté. Là où le bat (et pas que) blesse, c'est au niveau du scénario... ou plutôt du non-scénario devrais-je dire? En surfant sur Google, j'ai pourtant découvert, ô surprise, la mention de la contribution d'un duo de scénaristes, dont NWR himself. J'avoue pourtant sans complexe être ... perplexe ... quant à l'existence d'un scénario. Que le film se caractérise pour l'absence de toute dimension narrative, soit, on ne demande pas forcément à un cinéaste aussi audacieux et ingénieux que le père du chef d'oeuvre Drive de se fourvoyer dans le classicisme ou ailleurs. De là à livrer une oeuvre exclusivement esthétisante, faisant érection du non-récit et de l'insensé comme principes, il existe tout de même un monde (de ténèbres?). Ici pourtant, la rupture est tout ce qu'il y a de plus radicale: le spectateur se voit offrir une littérale orgie d'images aussi splendides les unes que les autres, mais dont la recherche d'un sens ne peut que s'avérer vaine la plupart du temps malgré l'intensif travail de réflexion (après la contemplation) auquel peut être tenté de se livrer le spectateur. Et finalement, non. Parce que l'artificialité des images caractérise l'éloge de la vacuité dont NWR semble vouloir se faire le chantre, ce que l'on perçoit également dans son étrange conception, aussi drôle puisse-t-elle apparaître, du moins le temps d'un instant, du questions/réponses avec les spectateurs des Halles et d'ailleurs. Le réal danois veut se la jouer provoc', faussement toutefois, l'assume au plus au point, quitte à vendre à travers une habile bande annonce un Néant démoniaque (qu'il est assurément), horrifique (qu'il apparaît figurément), cannibale et vampirique qu'il demeure ... furtivement. Car, chers camarades sens critiqueurs, si vous vous attendez à une giclée de sang et de débris osseux à longueur du film, vous pouvez d'ores et déjà détourner votre chemin et mater un bon film d'horreur (ou série Z c'est selon) éminemment spécialisé en la matière. Par contre, à qui est preneur d'une orgie d'ostentations cinématographiques aussi saugrenues les uns que les autres, allez, venez, et entrez dans la salle! Entre la découverte impromptue d'un tigre dans la chambre d'un motel sordide (ça encore c'est gentillet, juste prémonitoire du calvaire qui attend la jeune fille dans le mannequinat), dont l'un des co-propriétaires - ou plutôt le salopard qu'il est - tend à abuser des jeunes filles venues chercher la lumière de Los Angeles et l'introduction buccale d'une lame par ce dernier envers une Jessie dormante et - bien entendue - non consentante (inutile de développer la symbolique de cette scène façon NWR, c'est assez explicite pour nos esprits éclairés), vous serez servis en fulgurances manifestes. Vous ne vous doutez alors absolument pas que le meilleur n'est pas là. Vous ne songez pas l'ombre d'un instant que vous allez être les spectateurs voyeurs et ébahis d'un rapport sexuel cadavérique entre Ruby et ... une défunte que la première était chargée de maquiller dans la salle (enfermée à double tour bien sûr) de la morgue où elle bosse, histoire de céder à ses fantasmes non assouvis auprès de l'héroïne qu'elle projette dans un corps sans vie, glacé (dans un espace tout aussi glaçant), nu, faible et sans défense: un acte qui en dit long sur les intentions manichéennes de la maquilleuse envers sa "protégée". C'est une séquence franchement osée, audacieuse, perverse (et ce n'est pas être puritain ou objecteur de conscience que de le dire, loin de là), durant laquelle on hésite entre la gêne, le malaise, la contemplation (on en revient à l'oeuvre d'art et à la tortuosité de l'esprit de son maître créateur NWR), et puis vient le rire, délibéré, devant l'incongruité et la risibilité (pour ne pas dire le ridicule) des séquences qui nous sont données à voir, dans leur sophistication artificielle et chorégraphiée. Pour autant, la magnificence continue de s'incarner dans un non-récit qui ne l'est pas, dénué de propos et de message critique (alors que la subversion de la mise en scène aurait appelé une critique féroce de l'univers de la mode), qui opère des choix de direction scénaristique (je m'étouffe) très contestables: ainsi l'héroïne ("incarnée" par une Elle Fanning plutôt fade) déclama-t-elle perchée sur son plongeoir: "My mother called me Dangerous". Mais dans le délire psychédélique et hallucinogène comme dans la vie réelle, il faut toujours se méfier des apparences...



Épilogue: et donc?



Que l'on crie au génie, contemplatifs devant une oeuvre d'art qui s'assume en tant que telle, esthétique à souhait, dépassant souvent le sublime; que l'on souligne ces dernières qualités tout en soulignant l'insipide vacuité du non-récit (comme c'est mon cas) ou que l'on hurle au scandale, floués par ce que l'on considère comme une arnaque pseudo-intellectuelle mais surtout digne d'un clip promotionnel pour une grande marque, une chose est sûre: The Neon Demon ne peut laisser personne indifférent. Quoique...

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le 17 juin 2016

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