Depuis Birdman, Alejandro González Inárritu semble emprunter une voie cinématographique bien différente de celle qui avait fait sa renommé, d'abord avec Amours Chiennes, puis 21 Grammes et enfin Babel. En se délaissant du scénariste Guillermo Arriaga, spécialiste du film choral, le mexicain s'est ouvert aux joies de l'écriture mais également à une toute nouvelle excentricité visuelle, que son confrère Alfonso Cuarón n'aurait pas renié (d'ailleurs il l'a lui-même confessé dans nombres d'interview, donc le conditionnel n'a pas lieu d'être en fait...). Pourtant si le spécialiste, le génie, le boss, le papa du plan séquence avait salué peu avant sa sortie la maestria de Birdman, les ailes que s'étaient octroyé Inárritu pour voler auprès de l'auteur des Fils de l'Homme n'avaient pas fait long feu et entraîna son film avec lui dans sa chute. Car voilà, un plan séquence de deux heures, c'est cool, mais encore faut-il qu'il se justifie. Comme si il n'assumait pas les contraintes que cela entraînait, Alejandro González Inárritu trichait et trahissait sa démarche en vagabondant entre les points de vue de ses personnages, entre réalité et fiction (justifié si justement le film s'en était tenu au point de vue de Riggan), autant incapable de se servir intelligemment de son procédé que de conclure correctement son film.


Pour The Revenant, Alejandro González Inárritu continue de poser ses burnes sur la table avec des parti-pris toujours plus extrêmes mais cette fois-ci trouve en l'histoire vraie de Hugh Glass un incroyable moyen de les mettre au service de ce qu'il raconte. Enfin l'osmose se produit entre le génie d'un réalisateur casse cou(illes, pour les producteurs) et les ambitions narratives d'un récit à l'incroyable potentiel atmosphérique. Bien conscient de cela, le film tisse sa propre légende autour de la prouesse réalisée par le trappeur en 1823 quitte à s'éloigner de la vérité, dans l'optique de densifier un récit épuré mais émotionnellement complexe.


Par une démarche très malickienne, The Revenant oppose constamment l'immensité et le calme de la nature à la bestialité de l'être humain. Derrière sa quête de vengeance relativement simple prétextant la survie du personnage, le long-métrage suscite un sentiment dérangeant de mélancolie, d'union avec la nature paisible, à l'opposée de l'approche viscérale voire organique des limites du corps humain, pourtant au centre du récit. Aussi indescriptible que pouvait l'être La Ligne Rouge tant les émotions qu'il suscite sont contradictoires, le film d'Inárritu est un diamant brut, par sa magnificence crue, mais également son aspect pudique, caractérisé par cette galerie de gueules cassées par la vie et la guerre, incarnées par des acteurs habités par leur rôle (mention à Domhnall Gleeson, au charisme insoupçonné (sans vouloir le vexer)).


Jamais auparavant cette approche, symptomatique de la virilité, et objet d'une fascination certaine, n'avait été réalisée de manière aussi frontale et sans concessions (même pas Du Sang et des Larmes quoi...). Parce que cela constitue une partie intégrante du propos d'Inárritu, la globalité des échanges et interactions humaines se limitent à de l'hostilité et de la vigilance envers autrui, en façade. Car il faut se plonger dans le regard déchiré de ces personnages pour y voir l'once d'humanité qu'il leur reste, lourd fardeau impossible à partager avec les autres (parce que c'est des bonhommes quoi merde !). Dans le cas de Hugh Glass, c'est par le spectre de sa femme, symbole de douceur, que sa peine et son désespoir explosent à l'écran, se lisent dans les yeux bleus perçants et désabusés d'un DiCaprio au sommet de son art.


L'art, le grand, Inárritu nous le braque à la gueule par une caméra collée à ses personnages autant qu'elle peut l'être sur l'épaule de celui qui la porte. Embellis par une photographie tellement inimaginable qu'elle ridiculise la notion de sublime, les longs plan-séquences trouvent ici leur raison d'exister pour satisfaire le besoin d'immersion requit pour filmer de tels élans de rage et de chaos que représentent certaines séquences, puis plus généralement nous immiscer au sein d'un groupe dysfonctionnel de la manière la plus abrupte qui soit (Tom Hardy à deux doigts d'exploser la caméra un peu trop proche du cheval où était lancé des paquets remplis de fourrures). Cependant, c'est bien par l'utilisation constante de la courte focale que cette proximité avec ces âmes en perdition s'opère. Loin de l'inutilité scénaristique d'un plan séquence de deux heures, Alejandro González Inárritu use, pour l'intégralité de ces cadrages, de grands angles, exagérant un peu plus l'immensité des paysages et la solitude éprouvé pour quiconque errerait au milieu, et conférant à l'image des intentions surréalistes voire psychédéliques, par la déformation des visages ou celle des armes à feu, au canon extrêmement disproportionné.
La grâce s'empare alors de la pellicule et côtoie une brutalité propre à l'Homme, dans un équilibre esthétique de tout les instants.


Quand la mise en scène est au service de l'histoire, voilà ce que l'on obtient. Une œuvre bouleversante, totale.
Un chef d'œuvre.

-Icarus-

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