L’année dernière, Birdman avait su séduire de nombreux spectateurs, moi le premier. Le film, ayant l’apparence d’un immense plan-séquence qu’encadraient deux scènes plus oniriques, émerveillait par sa maîtrise technique et le vent de folie et de passion qui le traversait de la première à la dernière seconde. Images époustouflantes et scénario intéressant de par le parallèle évident entre le personnage interprété par Michael Keaton et sa propre carrière ; cette virtuosité avait convaincu l’Académie des Oscars et le film repartait avec 4 statuettes et le respect de la profession. C’est dans ces dispositions très favorables que se présentait le projet suivant d’Iñarritu : The Revenant.


Le reste de la critique contient de nombreux spoilers.


Le premier constat qui peut être dressé au visionnage du long-métrage, c’est sa durée conséquente. Chez Iñarritu, en effet, le fond est indissociable de la forme. Si dans Birdman le plan-séquence maintient le spectateur en apnée durant ses scènes et si les mouvements de caméra retranscrivent toute l’agitation des préparatoires d’une pièce de théâtre, ici Iñarritu allonge ses plans à dessein ; il désire donner à voir le monde. On est enfin en mesure de contempler ce que tant de films montrent si brièvement. The Revenant est donc un film sur la nature et il est naturel que le réalisateur y fasse apparaître les paysages aussi longuement que nécessaire. Un montage trop rapide ne permet pas au cerveau d’analyser toute l’image. Avec ce film, le réalisateur cherche à nous faire ressentir la majesté de la nature telle qu’elle put être vue autrefois par les trappeurs. Majesté devant laquelle nous sommes aujourd’hui le plus souvent désenchantés. Voilà pourquoi le réalisateur tourne dehors et non en studio, voilà pourquoi le film est tourné en lumière naturelle : la nature n’a pas besoin d’artifice pour être belle.


Iñarritu construit ainsi avec son chef opérateur Emmanuel Lubezki une œuvre visuelle proche de la perfection, à mi-chemin entre Tarkovski et Malick, que certains diront teintée d’autosatisfaction et que d’autre se contenteront de contempler. C’est ainsi qu’en sortant de la rivière et en remontant vers la plaine, Hugh Glass croise cet indien en train de se repaître d’un bison tué plus tôt dans la journée. Pour chasser les loups qui en avaient fait leur repas, il avait déployé plusieurs feux immenses. Glass se met alors à ramper pour mendier un morceau de la carcasse. C’est alors que l’indien lui jette un morceau du foie. On voit alors, dans un plan absolument époustouflant et digne de Stanley Kubrick, Glass et l’indien au premier plan, séparés par le cadavre du bison. Et derrière eux les mouvements du feu et le déchaînement d’une averse de neige.


Mais de nos jours, il n’y a plus l’aventure ni le vertige de la solitude. Nous ne connaissons en Europe que les champs de nos campagnes, les sentiers balisés, les pistes de ski tracées sous les téléphériques. Ce film appelle l’extase devant la nature, nature que tous les jours nous détruisons, que tous les jours nous mettons en péril par le réchauffement climatique, la déforestation et les déchets que nous y laissons. Il est rappelé à plusieurs reprises dans le film la place de l’homme parmi Elle. Et si aujourd’hui nous semblons tout contrôler, ceci n’est qu’une illusion comme nous le rappelle les catastrophes naturelles.


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The Revenant, adaptation du roman éponyme de Michael Punke et dont la gestation du film remonte à l’achat des droits du livre en 2001 (le tournage n’ayant commencé qu’en octobre 2014), fait le choix de présenter les évènements d’une manière romancée. La démarche d’Iñarritu n’est donc pas d’être un pur documentaire ; s’il a choisit une nature sauvage et hostile pour tisser l’histoire de ces personnages, il propose un récit librement inspirée de la vie des trappeurs du XIXe siècle, partis en désespoir de cause chasser dans les forêts du Nouveau Monde l’élan, le raton-laveur et le castor, animaux destinés à fournir de quoi vêtir de fourrure les dos des riches héritières d’Europe. Cependant Iñarritu ne cherche pas à capter une existence à la manière d’un Terrence Malick dans The Tree of Life mais à en regrouper plusieurs. Il condense pour nous toutes les épreuves auxquelles ont pu être confrontés les hommes de cette époque et matérialise ces dizaines d’existences sous la forme d’un Hugh Glass imaginaire et de ses compagnons d’infortune.


Ainsi, et ceci contrastant avec le côté contemplatif évoqué plus haut, le film se veut également une plongée brutale dans l’action. Lorsque les indiens attaquent, la caméra semble mue de soubresauts habiles qui nous font suivre la scène sans interruption. Quant à la scène du grizzly, elle est une prouesse cinématographique qui justifie à elle seule qu'on ait envie de revoir le film.


Pour brasser les thèmes qui parcourent son œuvre, Inarritu fait jouer ses acteurs dans les conditions les plus extrêmes. Il donne à DiCaprio, Tom Hardy, Domhnall Gleeson et tous les autres des partitions claires à jouer et ils sont tous aussi brillants les uns que les autres. Le reste parle de lui-même : ces corps martyrisés par la rudesse des éléments, ces visages cinglés par le blizzard de l’hiver.


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Cela n’est néanmoins pas gratuit : en nous montrant la vie de ces hommes perdus dans le froid, Iñarritu souhaite également soulever une réflexion sur la condition humaine et sur la société de cette époque (mais également de la nôtre). Ce film montre en effet l’affrontement de deux principaux protagonistes : Hugh Glass et John Fitzgerald.


John Fitzgerald est un pur produit de la société de son temps : il est cupide, raciste et égoïste. Mais c’est bel et bien la société qui l’a ainsi forgé. Il contraste ainsi avec Jim Bridger, cet adolescent généreux, pas encore assez cynique pour abandonner volontairement un homme blessé sans secours au milieu de l’hiver. Cette différence est encore soulignée dans ce passage où, traversant un village indien ravagé, le jeune homme laisse une partie de ses provisions à une survivante, geste auquel Fitzgerald n’aurait certainement jamais pensé, sa haine de l'autre étant plus prompt à déclencher la violence. Le destin de ces deux hommes justifie ainsi la réflexion qu’Iñarritu se fait sur la société. D’une part, la jeunesse, pure, innocente, généreuse, et de l’autre, un monde d’hommes broyés par la société, vénaux, cyniques et sans espoir.


De l’autre côté se trouve Hugh Glass, un trappeur semble-t-il mis au ban de la société après le meurtre d’un officier de l’armée états-unienne. A l’inverse de son antagoniste, Glass a abandonné l'intolérance et la recherche de l’argent au profit de l’amour comme nous le souligne ces nombreux plans d’une beauté ineffable où on le voit avec sa femme amérindienne et son fils. Il est alors en pleine communion avec la nature, et il n’est plus sous le joug de la société.


Mais la société est tellement destructrice qu’elle viendra le chercher partout. D’abord dans le village où il s’était exilé. Il perd alors sa femme et pour la première fois est conduit à la vengeance. Il se retrouve quelques années plus tard, accompagné de son fils, engagé comme guide dans une expédition de trappeurs. C’est ici que le bras armé de la société viendra le chercher sous la forme de John Fitzgerald, son produit ultime. C’est maintenant son fils, un métis comme ne manque pas de le souligner Fitzgerald, race honnie plus que tout autre en ce temps, qui lui est enlevé.


Le film suit alors sa réflexion sur la condition humaine. Lorsque Glass perd son fils, il perd ce qui le rattachait sur Terre ; il meurt et cela nous est symboliquement signifié par la terre qui lui ait jeté dessus alors qu’on vient de le jeter au fond de sa tombe. Son réveil est alors une résurrection. Il se lève et, malgré tous les traumatismes dont son corps porte encore les stigmates, part en quête de vengeance. Cela devient alors la raison pour laquelle il s’accroche si férocement à la vie. Durant son voyage d’outre-tombe, il fait la rencontre de tout ce que les hommes peuvent représenter : amérindiens belliqueux, sauvages, qu’il est forcé de fuir, amérindien secourable, frère de voyage qui accepte de le nourrir et qui le soignera, et enfin brigands pratiquant le vol, le meurtre et le viol. Après ces différents tableaux, quand il trouve enfin l’opportunité de se venger de Fitzgerald et qu’il peut déverser contre le meurtrier de son fils toute sa rage, il est pourtant incapable de l’achever après l’avoir vaincu et le laisse alors dériver jusqu’aux Amérindiens qui se trouvaient de l’autre côté de la berge. La vengeance n’a pas de sens, elle est absurde. D'ailleurs, lorsqu’il retourne sur ses pas, il n’a pas l’air plus soulagé qu’auparavant. Ici prend tout son sens le plan final et son regard caméra ; Glass nous prend à témoin : inanité de la vengeance, destruction de la nature et peut-être la plus évidente moralité de ce film : nous sommes tous des sauvages. Dans ce film, tout le monde est le sauvage de tout le monde (le sauvage étant celui qui ne partage pas notre propre degré de barbarie, ou bien celui sur lequel l’homme n’a pas assis sa domination (l’homme appelle sauvage la nature indomptée, et sauvage l’animal qu’il n’a pas encore apprivoisé)).


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Finalement, le spectateur a deux manières d’aborder l’ensemble de la démarche artistique de l’œuvre : soit il adhère aux propos du réalisateur et se laisse emporter par le rythme particulier du film dans une contemplation, soit il considère tout cela comme excessif, exagéré, boursouflé et rejette alors le film. Pour ma part, je préfère la première option.

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le 12 mars 2016

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Quentin Pilette

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