Épuration intestinale de la carcasse chevaline cinématographique

Il existe un facteur primordial qui vous permettra de vous aiguiller sur le caractère déroutant d’un film -au sens propre du terme- et apte à modifier totalement votre personne, votre vision sur un point précis et votre manière d’appréhender le monde. Peu d'entre eux permettent cette sensation de torpeur et de modification interne, celle qui indique que quelque chose derrière notre rétine, derrière notre conscience, derrière notre volonté, et derrière notre imagination, a été changé. A ce réveil qui suit un harassant visionnage de deux heures trente-six, vous projetant dans votre lit le corps frémissant, l’imagination modulée et effervescente, et l’esprit saisi par une forme d’éclairage, on ne peut qu’être persuadé d’une unique chose : ce qui m’a été donné de voir la nuit dernière ne peut être que mirage, mais les mirages n’ont pas la consistance d’une peau que l’on revêt après l’avoir vu. The Revenant vous couvrira de sang, de terre, de haine, mais aussi d’une nouvelle chaleur organique qui se décline en des émotions toujours bestiales, car voilà notre essence, quoi que nous prétendions être. The Revenant est livré avec sa peau de bête et ses accessoires immersifs, afin de nous transporter dans l’écran à travers un ride survolté et glacial dont nous sommes acteurs et témoins. C’est lorsque les enjeux et les tenants d’une œuvre sont intériorisés en l’âme du spectateur, qui regarde maintenant à travers les yeux de ce personnage détruit avec une rage similaire, que l’entreprise d’assimilation et d’universalité du récit est accomplie, et la légende peut être écrite.


Passons outre le fait que -et cela semble tout de même amplement mérité, bien qu’il existe quelques redondances de jeu qui réduisent un peu la gamme habituelle assez étendue et impressionnante de l’acteur- le protagoniste Mr Glass, ancien Léonardo Dicaprio, est l’heureux gagnant de la 88ème cérémonie des oscars de la nuit dernière, car il s’agirait plus ici de décrire le génie d'Iñárritu et de toute sa bande dont je ne connais qu’à peine les noms, parmi lesquels le surhumain chef-opérateur Emmanuel Lubezki , qui participa notamment aux tournages d’Alfonso Cuaron et de Terrence Malick.


Peu de films de notre époque cinématographique contemporaine atteignirent ce but ultime qu’est celui d’entrer dans le hors temps, d’incarner à eux-seuls une nouvelle mouvance cinématographique, de brandir l’étendard d’un nouveau vent insufflé au cinéma. Iñárritu le peut, et le brandira, je l’espère, pour toutes ses autres réalisations comme il le fit pour Les Fils de Dieu et Birdman auparavant.


Tel Flaubert, il saisit l’animisme de la vie ; tels les réalisateurs néo-gothiques des débuts du cinéma muet (Murnau, Robert Wiene…), il y mêla l’essence même et les fondements de son temps, de ses idéologies et de ses enjeux ; et tel Tarkovsky, Terrence Malick ou Lars Von Trier (tous choix de référence qui ne convient pas à votre avis sur la question me relève de toutes poursuites judiciaires car une critique est forcément subjective, chers détenteurs de la « vérité artistique »), il sait insuffler à son film un côté mystique, transcendant, religieux et -sans vouloir tomber non plus dans l’exagération- un certain goût et une certaine idée de l’infini.


The Revenant est un bloc de vie venu paradoxalement d’un au-delà artistique, puisé des sources primaires et sauvages de la narration, de la mise en scène, du jeu, du dialogue, de la façon de filmer. Une catharsis absolue et un périple nu et mystique vers une purification finale. Un souffle glacé sur les roseaux que sont les productions actuelles, dont la cime bouge mais dont la base manque aussi de plier, contrairement à l’œuvre d'Iñárritu qui chancelle vers les cieux mais dont la base est terriblement solide. Car, selon la métaphore dirigeante de l’œuvre, l’Homme est ainsi fait : sa tête aux branches chevelues frôle le ciel, plongée dans l’abstrait, le divin, les sentiments et la réflexion, tandis que son tronc et ses tripes s’ancre dans une terre « concrète » et solide et sont marqués par les pulsions, ce que l’on serait tenté d’appeler « sauvagerie ». On peut rire de ces efforts entrepris par l’équipe et Léo, qui semblent remplir le cahier des charges du film à Oscar et à multiples autres récompenses, mais lorsque sont laissés de côté ces considérations futiles et liées à l’envers économique et bling-bling du cinéma, on comprend que ce chemin de croix, cette « Passion du Christ » de 2h36 tend à dévoiler ce qui solidifie nos êtres, ce qui se cache sous nos allures civilisées et proprettes : des instincts, des besoins –faim, soif, sommeil-, et des désirs pulsionnels. Les personnages sont pelés par le froid et les armes tranchantes tout au long d’un périple ou chacun découvre ses faiblesses et l'ambiguïté du choix, qui place chacun face au dilemme entre conservation de soi et mise en péril de sa personne pour l’entraide dans un territoire ou tout est infiniment plus grand que ces considérations humaines.


Ce monde invisible mais pourtant si présent à nos yeux s’offre à nous de l’intérieur : les caméras surpuissantes aux rendus-incroyables semblent passer au travers de la nature, déceler dans chaque lieu et manifestation un appel à la contemplation et un regard divin -ou seulement naturel- surplombant la petitesse des actions humaines et de ces batailles pour des peaux, une avancée plus rapide en se défaisant d’un compagnon dans une nature qui nous a déjà happée, ou encore une vengeance au milieu d’arbres pluri-centenaires et d’étendues immaculées de neige qui contrastent tant dans leur pacifisme et leur placidité. Mais cette nature est rebelle, et comme le Dieu qui reprend ce qu’il donne, elle oblige à la survie et à l’épuisement.


Ce tour de force d’acrobate, de cascadeur et de survivant qu’entreprend Mr Glass prend des airs, très rapidement, de voyage transcendantal et purificateur vers la source de son humanité. Du camp des colons mais liés aux autochtones par une femme de leurs tribus, il se fondra progressivement dans un groupe qui utilise la « bestialité » dont font preuve les « civilisés » au profit de la nature, avec humilité. Mais là où le propos du film marque encore un point, c’est bel et bien dans la nuance accordée à l’opposition de ces deux clans qui dévoilent de part et d’autres des violences et désirs similaires, en faisant même entrer un groupe français dans l’intrigue dont la sauvagerie dépasse en tous lieux celle que l’on attribue aux « peaux rouges ».


Tout non-chrétien, non-croyant, athée ou même croyant en une religion définie se doit, sans considération purement religieuse, de reconnaître ce souffle primaire incroyable que nous renvoient les paysages, cette lutte déchaînée de Mr Glass pour s’en tenir à la vie et à la vengeance en la mémoire des êtres aimés. La spirale que la jeune recrue dessine sur sa gourde en rappel du motif d’une coquille d’escargot évoque sans doute cette force supérieure à laquelle se raccroche le protagoniste mais, surtout, cette dégringolade infernale vécue par le héros qui le ramènera en le point central et constitutif de sa personne : sa volonté.


Un film si important à tous points de vue ne peut donc nous laisser quad sans quelques séquelles, du type maux de crânes ou doutes sur quelques aspects précis du film, dont les défauts semblent avoir été cachés par la tonitruance de la mise en scène. Éteignons deux minutes le feu lyrique de ce discours et disons le haut et fort : en effet, je ressentis le poids de la longueur de cette quête éternellement rampante de Mr Léo. Bavant, hurlant, saignant : toute sa personne est mise à mal pour que ce soit annihilé en lui l’enveloppe civilisatrice protectrice, ainsi que quelques parties que l’on aurait attribuées à ce que l’on appelle son « humanité ». Adopter une telle mise en forme pour le propos tenu, « tous des sauvages » et « voici la nature que vous sous-estimez, vaniteux petits d’Hommes », semble juste. Mais on peut aisément trouver des lacunes dans les dialogues précuits et le vide de certains passages qui manqueraient d’être étoffés scénaristiquement ou dans le propos car on peut y trouver une certaine redondance. Ok, il est assez sexy le con, même avec les lèvres gercées et des entailles pleines de pu dans le dos : mais quelques scènes nous font réellement croire que l’on visionne un documentaire sur l’entraînement dans l’armée. Le jeu lui-même peu souvent sembler lourd et surfait, et on trouve parfois quelques côtés tapageurs au film. Certains reprochent enfin le vide dans l'écriture de certains personnages : on peut s'accorder là-dessus, mais cela est sans doute pallier par une mise en scène les emportant au-delà d'une psychologie normalement attendu et d'un récit de leur constitution. Même s'il reste pourtant vrai qu'on peut ressentir quelques vides, notamment au niveau de l'intrigue elle-même, relativement plate.


Mais son jeu transporte, car il devient -et rares sont ceux- une marionnette cinématographique capable de se fondre dans un caractère de personnage, au point de « reproduire » avec justesse ses douleurs, le poids de son passé et ce qui se cache en son esprit, chose que l’on peut lire au travers de son regard (n’y plongez pas trop longtemps cependant, car malgré le rôle il reste Léonardo Dicaprio). Car dans un film aussi muet que The Revenant, où les personnages sont soit aussi intellectuellement moulu que s’ils avaient été gélifiés de l’intérieur du crâne par le froid, soit tant malmenés par la vie que seul leur corps peut encore parler (et faiblement), il fallait un talent immense pour nous transmettre, au travers de regard et de grommellements, ce que la rage peut avoir de brûlant, au point de faire fondre les entrailles d’un cheval, on point de faire fondre la neige, et au point, lors de la dernière image, de


faire fondre les yeux de notre cher Léo, ou Mr Glass


C’est en courant jusqu’à une ligne déterminée, marquée dans notre champ de vision comme celles que l’on pouvait avoir en épreuve de course à pied au collège, en dépassant cet objectif déterminé qui nous transforme en conquérant, que l’on désirera, après tant d’efforts et après, le souffle court, avoir découvert un au-dessus de notre personne et de notre volonté, d’aller plus loin, de parcourir encore des lieues vers un objectif. La vengeance, voilà ce qui meut ce personnage. Voilà ce qui le plonge dans cette nature turbulente et dévorante. Voilà ce qui le plonge dans le silence le plus total, sans raccord avec un Dieu crucifié qui, comme la scène muette et merveilleuse le montre, n’est que construction humaine. Voilà ce qui fait de lui, malgré le fait qu’il incarne l’envers du héros vertueux que l’on a l’habitude d’invoquer, un exemple. Et voilà ce qui fait, ainsi, du réalisateur, de son équipe technique et de ses acteurs les nouvelles entrailles bouillonnantes du cinéma contemporain, simple carcasse chevaline que spectateurs, producteurs et autres acteurs firent plier de leur poids.

Depeyrefitte
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le 29 févr. 2016

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