"J’étais seul sous le soleil, seul dans un champ à ciel ouvert, seul avec la mort physique, celle qu’on ne peut méconnaître.
Ce n’était pas juste cette forme immobile au bord de la route, ni le sang séché sur sa fourrure : des choses comme ça, j’en avais déjà vu. C’était autre chose – une réalité nouvelle, qui tenait aux tons bleutés, luisants, inouïs de ces entrailles débraillées, arrachées du plus profond du corps, éparpillées dans une lumière qui ne leur était pas naturelle. Le regard fixe, pétrifié devant ça au grand jour, j’éprouvai, pour la première fois peut-être, une absolue solitude."


C'est ainsi que John Haines, autorité sévère pour tout ce que compte l'Amérique de Nature Writers, traduisit sa première certitude de la mort. De cette vérité intolérable le poète qui vécu en trappeur pragmatique ne décèle que la ruine d'une volonté à jamais éteinte. L'abolition, la fin, l'oubli. La vie rendue aux choses. Nulle transmigration par devers l'asticot, pas même 21 grammes de spiritualité renaissante.
Cette leçon de chose acquise dans les âpres solitudes du Grand Nord, González Inárritu semble trop hanté pour s'y résigner, puisque sa vision de la mort est un combat qui s'acharne à lui trouver une issue.
En vain, sinon à quoi bon placer chaque film dans cette problématique existentielle récurrente? À ce titre le réalisateur s'inscrit dans une lignée particulière de la vaste généalogie des auteurs, celle de ceux qui creusent le même sillon, plutôt que celle qui s'abreuve au flux apparemment chaotique des influences. Et cette pathologie s'accompagne chez lui comme chez d'autre d'une soif d'exhaustivité, effet secondaire pourvoyeur d'amplitude comme de débordements.
The Revenant ne fait donc pas défaut; bien plus, il met la charrue avant les boeufs, qui s'enlisent plus sûrement à chaque pas. La vie est un combat graduellement inégal, une difficulté aggravée par le temps.
Hugh Glass, en véritable homme des frontières mû par un romantisme fatalement auto-destructeur, aggrave d'emblée son cas en cédant aux coups de hanches du métissage - illusion utopique des premiers pionniers, dans laquelle se compromettent tous les fils de bonne famille ivres d'aventure. Il faut dire que les images diaphanes de son amour défunt, que le héros ressasse chaque fois qu'il semble prêt à s'abandonner au repos éternel (c'est à dire avec insistance), attestent d'une grâce des âges farouches à peine fanée par celle de la spectaculaire Pocahontas de Terrence Malik (Dans un cas comme dans l'autre, on pourra nourrir quelque lassitude à l'égard de ce canon de beauté céllophané, qui n'épargne aucune des fables moralistes du Brave New World, l'Eden américain perdu pour tout le monde).
Dans les deux cas la géographie accompagne l'introspection et l'attente, elle se rappelle soudainement aux contemplatifs ou aux mourants; avec une suprême évidence, elle replace chacun à sa mesure. Face à la mort les condamnés renouent avec l'essentiel; regardent les oiseaux, ressentent la pression de l'air, s'abandonnent à la contemplation des grands arbres. La géographie, ses paysages, ses être, deviennent éthiques comme tout ce qui regarde les hommes.


Encombrante référence à vrai dire, dont il est malaisé de se défaire. Pour Inàrritu c'est impossible, puisque son propos est lui aussi irrigué par le gigantisme de la nature indifférente, panoramas imposants, toujours en aplomb des gesticulations triviales de protagonistes acharnés à se venger au dépend de leur propre survie. Autochtones et colons, tous plongent tête baissée, abandonnant un combat primordial pourtant adoucis par la concorde. Un tableau éculé en somme, baigné des lumières prodigieuses et distanciatrices du même Emmanuel Lubezki qui opéra sur Le Nouveau Monde de Malik. Les deux films, qui se veulent peinture, s'accorde sur une symphonie panthéiste comparable, mais l'interprétation d'Inárritu préfère la périphrase aux délicatesses rhétoriques de son patient prédécesseur. Aux attentes subjuguées qui maturent il préfère l'urgence de courses éperdues, les poursuites acharnées, hors d'haleine, il opte pour le souffle court, pour l'action pathétique. Les poncifs d'un genre défriché par les beaux excès du Dernier des Mohicans de Michael Mann et dépaysés par Gibson dans son ludique Apocalypto, parents méritants nourris d'ambitions dramatiques similaires: L'amour comme ultime rempart à la sauvagerie, la famille comme motif de la survie, la survie comme vade-mecum de la vengeance, Le temps pour ennemi perpétuel, la nature pour dernier recours. En toile de fond, les avant-postes de la civilisation et leurs violences iniques. Notes à l'attention du vieux Tacite, pour qui la fortune sourit aux audacieux - Tel pourrait être l'adage du héros volontaire malmené par ces films. Heureuse soumission aux codes des épopées fondatrices, ces figures viriles sont déjà mortes et ravalent leur volonté de survie au rang d'instinct, l'instinct qui obéit au corps, ce corps forgé pour la course.
Pareilles gymnastiques terminales n'accordent que peu d'arbitre aux femmes - La geste épique est entretenue dans son conservatisme patriarcal, facilités des conventions stylistiques, esquive commode sans laquelle la politique coloniserait le propos - telles les princesses attentistes des contes, elles incarnent l'objets du désir et donc de la convoitise, la valeur du combat émancipé de sa sauvagerie primitive; bref, la cosmétique morale qui peut justifier la violence. Simple stimuli, elles sont un carburant pour la course.


Achevons ce jeu complaisant de comparaisons par un dernier antécédent - pour le moins avantageux - et la faute n'en revient pas seulement aux décors montagneux emmitouflés dans les neiges éternelles du Grand Nord. Jeremiah Johnson, qu'il s'agisse du fringant Redford ou du massif mangeur de foie gravé dans la mémoire des Rocheuses, hante le film d'Inàrritu aussi imparfaitement que celui de Malik. Le même homme est à l'œuvre dans ces incarnations différentes.
L'histoire exemplaire de Jeremiah Johnson s'achève là où commence celle de Hugh Glass: dans l'œil d'un plantigrade - expression vigoureuse de l'épreuve transitoire, rite de passage antédiluvien qui conduit à une mort aussi certaine que cathartique. L'Ours est la mort, mais une mort superbe, épique. Au-delà de cet accident définitif tout relève de la fiction et plus rien n'a d'importance. C'est peut être le sens du dernier combat que Hugh Glass livre à son double pragmatique, le minéral Fitzgerald justement incarné par Tom Hardy, représentant extrêmiste et désabusé du premier homme américain. De leur duel attendu comme un paroxysme libérateur rien ne jaillira, ni noblesse ni plénitude, l'accomplissement de la vengeance tourne au pugilat éreinté au fond d'une ravine anecdotique, et ses motivations deviennent soudain dérisoires quand vient l'heure de l'assouvissement.
Vacuité que tout cela. Les trépassés n'ont pas besoin d'être vengés car, comme le dit le Pawnee sanctifié, la vengeance appartient au créateur. Du reste, gage aux vivants d'œuvrer à la dignité de leur mort. Il n'y a pas de place pour les revenants, ni de récompense pour ceux qui ne savent pas mourir.


Chienne de vie.
Foutue respiration.


Celle qui rythme le film, même si l'expérience s'apparente plutôt à une longue apnée hoquetante.
Reconnaissons-lui la précision signifiante des cadrages et l'envolée captivante des plan-séquences effrénés; accordons-lui le lyrisme foisonnant de son propos, quoiqu'à vouloir trop en dire (comme le veut cette critique) ces dispositifs de la mise en scène et du montage affleurent parfois - mais toujours inopinément - dans l'écoulement de la narration, au risque de blesser la crédulité du spectateur...
Arguties de pinailleurs! Car en définitive, le spectacle et sa laborieuse industrie emportent tout.

Gauche-a-Droite
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le 25 févr. 2016

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