Alors que les secondes du générique s’égrènent, mon cerveau recommence lentement à vrombir comme un moteur fatigué. Sonné par la séance, je me perds en tergiversations, en prospection, en incompréhension… Et puis des pensées commencent à voleter. Jusque-là solidement tenues dans un système réflexif savamment conçu pour apprécier une œuvre, elles semblent glisser hors de leur carcan, époussetées et lumineuses, jetant un nouvelle perspective sur ce système monolithique et labyrinthique, fait de profonds enracinements et de ruminements ennuyés, réchauffées, surannés.
Tommy Wiseau me balance mentalement un œil torve derrière une longue mèche de cheveux noirs et graisseux. Avec ce grain de vieille sitcom mal éclairée qui semble sourdre de sa peau marbrée et sans âge, il ne communique qu’au travers des répliques de son film, il n’existe que dans The Room. Rien d’autre n’a d’importance après tout. Une pièce exiguë, une petite amie lisse et suintante et une entité démonique pour seule compagnie. Je ne m’explique pas cet homme. Ses interviews sont irréelles, je ne le vois jamais qu’au travers d’un écran, aucune raison donc qu’il existe ailleurs, plus réel, plus en relief. J’en suis persuadé maintenant. Tommy Wiseau n’a pas lieu d’exister. Ni mort, ni vivant, c’est un signal de détresse de notre esprit, un parasite dans la rétine. La machine qui dysfonctionne, s’arrête d’elle-même avant de complétement cramer…
Je regarde, circonspect, les morceaux encore tièdes de mon système d’appréciation. Je nais à nouveau. Je viens de voir mon premier film. Du coup je ne peux le comparer à aucun autre. Je ressens une étrange euphorie qui me semble bien déplacée après un passage dans l’univers trouble de The Room. Mes certitudes dynamitées, je peux désormais voir d’un œil neuf la totalité de mon existence, tous ces films vus plus ou moins seul, plus ou moins attentivement, plus ou moins désespérément. Une quête de sens, une fuite en avant autodestructrice. Des pages de livres me reviennent en tête et me semblent bien pédantes, bien futiles. Tous ces mots écrits, linéaires, toutes ces situations cohérentes et propres, collées machinalement les unes derrières les autres. Plus besoin de se poser de question, ça marche bien depuis des décennies non ? Le sens est extrait, vidé. Le véritable sens, pas la théorie intellectualisée, fade et réfléchie … On s’enferme trop vite dans des perspectives qui bloquent la réflexion, trop collé au sujet, manquant terriblement de recul.
Un frisson me traverse sans que le visage laiteux de Tommy Wiseau n’y soit pour quelque chose. The Room m’a transcendé. Une expérience de mort imminente. La perception d’un monde possible, un monde distordu aux perspectives éclatées.
Les bons films n’existent qu’en rapport avec les mauvais, ils ne sont jamais bons dans l’absolu. Tout comme les mauvais qui ne représentent des échecs que de manière très relative, liés à l’expérience du spectateur. Ce sont d’ailleurs souvent ceux-là qui véhiculent le plus d’humanité, le plus de passion, une passion qui déborde et finit implacablement par noyer le film dans une sécrétion extatique d’adrénaline. The Room est à la fois bon et mauvais. Il se suffit à lui-même, et développe son propre système cinématographique. Hors système. Un bug dans l’espace-temps donnant un bref aperçu des univers possibles. Il y a dans ce film une signification, le témoignage de quelque chose qui dépasse son créateur ou son spectateur, de l’ordre du sublime.
Tommy Wiseau, possédé, n’en fut que le passeur.