En filmant l’inversion du rapport de force entre un riche bourgeois et son valet, Joseph Losey illustre avec vice et violence le pire de la nature humaine, sa quête de désir, sa recherche constante de domination et sa facilité à lâcher prise, à s’abandonner au plus fort quitte à remettre en question sa propre existence. Mais c’est aussi une fable singulière parce qu’elle sous-entend finalement que le rapport de force social n’est possible que si les tempéraments s’accordent : ici le détenteur du pouvoir présumé se fait dévorer par un arnaqueur de bas étage au caractère plus trempé que le sien. Tout semble dit dès le premier plan, où la proie innocente se fait extirper d’une petite sieste de paresseux par un prédateur qui comprend aussitôt qu’il a un joli coup à jouer.


Dès que les deux hommes investissent le lieu qui verra leur relation muter, jusqu’à devenir d’une ambigüité la plus totale, Losey exploite chaque possibilité à sa disposition pour envahir le lieu du crime. Armé de ses objectifs en constante recherche d’un moyen d’opprimer les corps, de les rendre prisonniers de lignes rigides féroces, il accouche d’une mise en scène inspirée dont la caméra cerne les acteurs sans relâche. L’effort est constant et paye, les rôles s’inversent avec un naturel qui fait froid dans le dos. Petit à petit, le maître de maison perd tout pouvoir décisionnel, jusqu’à devenir esclave des intentions du couple qu’il a lui-même convié dans sa demeure, et dont Losey dépeint les noirs desseins à travers des jeux d’ombre et de reflets saisissants. De même qu’il parvient, par la force du contexte dans lequel il place ses images, à opposer radicalement les deux femmes qui jalonnent son film pour laisser transparaître la vulnérabilité du maître de maison.


La première, vive d’esprit, au fort tempérament, perce à jour les intentions de ce valet qu’elle juge d’emblée inquiétant. Elle est présentée comme l’amour conventionnel auquel doit se plier son futur mari. Chacune de ses apparitions est dénuée de toute chaleur, dans un jardin pris par la neige, dans l’obscurité alors qu’il tombe des cordes à l'extérieur. Même lorsqu’elle partage un moment d’intimité avec son fiancé, c’est séparé de ce dernier, lui par terre, elle sur la banquette.


Sa rivale, par contre, est l’incarnation même d’un désir passionné. Elle est représentée à l’écran par sa paire de jambe sensuelle, invitant dans le cadre un érotisme muy caliente à l’origine d’une forte tension sexuelle. Cette jeune femme aux mœurs légères incarne la remise en question d’un destin tout tracé en parvenant à semer le doute dans l’esprit d’un homme-enfant qui peine à trouver sa vitesse de croisière en tant qu’adulte.
La relation de ce dernier avec son valet est d’ailleurs développée dans ce sens : ce dernier capture l’esprit de son maître en jouant les mères protectrices avant de s’immiscer dans ses sentiments pour éveiller en lui des troubles nouveaux, entre syndrome de Stockholm et amour fraternel ambigü.


Cette puissance évocatrice que Losey parvient à insuffler à ses personnages, et qu’il doit aussi en grande partie à un casting impeccable —si l’on excepte le jeu un peu forcé de Sarah Miles—, lui permet de développer sa fable acide presque sans aucune fausse note. Sa seule maladresse étant d’en faire un peu trop en milieu de film : le revirement du patron réembauchant son ex-employé pour un nouveau tour de manège semblant quand même relativement facile.


Mais là n’est pas vraiment le propos de The servant, et le dernier acte le prouve en même temps qu’il nous fait oublier ce déroulement scénaristique surprenant. Il s’agit pour le cinéaste, avec cet ultime jeu de domination, de détruire complètement sa victime. L’ultime plan ne laisse aucun doute quant à son devenir : enfermé entre deux lattes de bois, le visage dans l’ombre, sa dignité s’est envolée. En lieu et place de cet homme à la fière allure qui ouvrait le film, ne se trouve plus qu’une carcasse vide, dont les yeux se sont départis de toute substance. Alea jacta est, le mal est fait, la torture peut prendre fin.




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le 14 oct. 2014

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