En fan (quasi) inconditionnel de Larry Clark, il m'est difficile de dire si ce film est une réussite ou un bon gros navet. J'ai plusieurs fois hésité, pendant la séance, entre le rire et le malaise, voire entre l'envie de me marrer jusqu'au bout ou celle de sortir de la salle en allumant un cierge à la mémoire d'un ex-grand cinéaste. De toute la filmo de Clark, The Smell of Us est son brûlot le plus craqué, le plus bizarre, le moins crédible, le plus outrancier, sans qu'on soit vraiment capable dire dire jusqu'à quel point ces caractéristiques ont été volontairement recherchées. Ce film est une absolue anomalie, qui élargit certes un sillon tracé par Marfa Girl (sa dernière réalisation, grand prix du festival de Rome en 2012, qui était déjà en proie à de sérieux chamboulements internes), mais qui va bien plus loin en se résumant, finalement, à un cortège de séquences déconnectées, aléatoirement sordides, sensuelles, hilarantes ou oniriques. Avec The Smell of Us, Clark abandonne le terrain réaliste qu'occupaient fermement Bully et Ken Park (qui ont tout de même vingt ans) pour s'engouffrer presque complètement dans une sorte de fantasmagorie porno sans tabou. Et c'est précisément cette absence totale de tabou, que ce soit en termes de grammaire cinématographique ou simplement par rapport à ce qu'on montre à l'écran, qui fait qu'on se pose la question : Larry Clark est-il devenu complètement sénile et incapable de renouveler son cinéma au point de s'enfermer dans une caricature de lui-même, ou a-t-il au contraire sciemment choisi de rendre son film si abstrait ?
On dispose de plusieurs indices qui permettent de trancher en faveur de la seconde option. D'entrée de jeu, Clark se met lui-même en scène : c'est un clochard étendu au milieu d'un skate-park, où il est ignoré par les jeunes qui s'y amusent. Pour symboliser sa propre vieillesse, son état lamentable contrastant avec la jeunesse qui gravite autour de lui, il se filme même en train de se pisser dessus lors d'un long plan particulièrement pénible. Le dispositif manque totalement de finesse, mais peut témoigner d'une certaine lucidité de Clark, que ce soit par rapport à lui-même ou à son œuvre. Lui qui s'est toujours focalisé à montrer la jeunesse, le fait qu'il s'admette lui-même âgé, voire infirme, au tout début de son film peut se voir comme une sorte d'avertissement (certains pourront dire de dédouanement) face à ce qui va suivre. Le contenu du film se mesure alors en tenant compte de cette alarme, et on peut à ce titre être touché par son abstraction hallucinée. Le scénario lui-même est très peu présent, servant de prétexte à une succession de scènes piochant dans l'imagerie traditionnelle de Clark : cul ultra explicite, violence parentale, incommunicabilité inter mais aussi intra-générationnelle où toutes les peurs, toutes les angoisses, toutes les névroses se traduisent en pulsions animales, particulièrement sexuelles mais aussi meurtrières ou suicidaires. Contrairement à ce que certains prétendent (dont un Houellebecq qui le descendait en flèche dans l'un de ses romans), le cinéma de Clark ne s'est jamais résumé à une simple apologie de la jeunesse, on le vérifie une nouvelle fois dans The Smell of Us qui tente d'apporter un propos extrêmement nuancé sur ses jeunes en perdition. Cela pourrait être dramatiquement efficace si Clark s'était armé d'une intrigue qu'on puisse saisir ; mais les personnages sont tellement archétypaux, et en même temps si peu crédibles et si peu représentatifs d'une quelconque réalité, qu'on ne parvient jamais à se préoccuper de leur sort parfois tragique. Tout en reprenant presque trait pour trait la structure et les scènes choc de Ken Park version Trocadéro (on retrouve de très nombreux clins d’œil à ce film en particulier : la bande-son, la scène de baston entre deux garçons, la mort d'un des personnages), le film ne lui arrive clairement pas à la cheville par manque de rigueur narrative. Aussi, à plusieurs reprises, The Smell of Us ressemble énormément, dans ses afféteries visuelles et sonores (musique onirique, montage chelou, skaters au ralenti) à Paranoid Park de Gus Van Sant, qui échouait lui aussi à retranscrire de manière crédible une jeunesse tourmentée.
Techniquement pourtant, Larry Clark au pays des fromages qui puent s'en tire assez bien. La bande-annonce promettait mieux, mais Clark a réussi à capter une vérité dans le jeu des acteurs généralement hors de portée des "gros" cinéastes étrangers. Les personnages ont beau manquer drastiquement d'épaisseur ou de cohérence, les acteurs qui les incarnent sont à la fois inconnus (la plupart du temps) et particulièrement doués. Les jeunes sont bons. Les adultes, que l'on retrouve lors d'une poignée de scènes choc, sont également bons. Le cinéphile français sera inévitablement pris d'un fou rire nerveux lors de certaines scènes, en particulier celle où intervient Dominique Frot, qui joue une mère complètement alcoolique, incestueuse et folle, et dont toute la séquence relève à la fois d'un tour de force absolu d'actrice et d'un tragique si exubérant qu'il confine au comique. Oui, la vieillissante Dominique Frot, l'habituée des rôles de série Z et notamment égérie de l'inoubliable "Foon" que réalisèrent feu les Quiches au début des années 2000, se fout à poil dans The Smell of Us, toute en muscles et en seins saillants, en éructant des phrases sans queue ni tête avec sa voix si particulière (qui sied assez bien à l'ambiance). Dans cette scène comme dans d'autres, Clark se laisse tranquillement aller à l'hystérie sexuelle la plus décomplexée, si outrancière dans ses excès, si étonnante de la part d'acteurs parfois situés hors de leur périmètre habituel, qu'elle finit par emporter une sorte d'adhésion hilare et euphorique. Il faut dire que, plus que jamais dans son cinéma, les acteurs, parfois les plus âgés, n'hésitent pas à se mettre en danger, sans pudeur ni retenue, que ce soit avec leurs corps ou avec leurs mots. Enfin, plus sérieusement, soulignons une particularité essentielle de The Smell of Us : pour la première fois, Larry Clark se risque à filmer la vieillesse nue. Toujours au discrédit des éternels convaincus de l'éperdue admiration de Clark pour ses jeunes, celle-ci élargit son angle de vue. Et, soudain, semble beaucoup plus réaliste que la nudité des jeunes, qui, dans ce film et pour la première fois chez ce cinéaste, se donnent n'importe comment et à n'importe qui sans qu'on croie vraiment à leur improbable manège.
[MAJ, 04/02/15] : J'apprends l'existence de cet article, avec beaucoup de retard. Film à voir, ou pas, en connaissance de cause donc. http://www.lesinrocks.com/2015/01/18/cinema/lukas-ionesco-je-ne-serai-jamais-un-des-kids-de-larry-clark-11547802/