C’est un carré tracé dans les pavés, devant un musée d’art contemporain. Un carré où est censée régner la bienveillance. Le fait que Ruben Ostlund reprenne le nom de ce Square pour en coiffer son long-métrage dit tout sur le cynisme qui l’habite : de bienveillance, il n’est pas question, bien au contraire. Comme une blague, « The Square » désigne ce qui devrait être, pour mieux démonter ce qui est, apparemment, dans notre pauvre monde. Histoire de briser, en somme, celles et ceux, qui comme Cristian, directeur bon chic bon genre du musée, se permettent de donner des leçons qu’ils ne sauraient eux-mêmes suivre.
Dans la cohorte de personnages détestables croisée durant le film, il faut bien le reconnaitre, certains font mouche. Deux jeunes communicants vendent par exemple un clip indécent au musée en guise de promotion, et se congratulent du buzz en oubliant l’exposition qu’ils étaient censés vendre ; une foule de bourgeois invités à une inauguration se ruent sur le buffet sans finir d’écouter le chef qui le leur présente : des comportements aberrants mais humains sont croqués avec acidité. Visuellement, l’absurdité des situations est éclairée par le recours systématique au plan-séquence, et par des cadrages précis et réguliers, faisant des personnages des marionnettes de théâtre.
Le tout est efficace en diable, mais d’une facilité terrifiante : Ostlund laisse tourner sa caméra jusqu’à ce que la gêne, souvent, apparaisse, croyant sûrement gratter derrière le vernis des conventions la substantifique moëlle des bas instincts. La cocasserie découle avant tout de ce glacis formel, qui finit par fatiguer tant il semble manquer parfois d’idées. Les quelques scènes qui échappent à ce processus d’enlisement se démarquent d’ailleurs (la scène où Cristian se « fait justice », en montage alterné, avec une vraie proposition en termes de lumière, de hors-champ et de rythme).
Il y a donc chez le cinéaste suédois un systématisme pesant, déjà entrevu dans l’ankylosante étude de cas Snow Therapy (2014) où un couple exposé au danger finissait par éclater. La meilleure illustration est la scène pivot du film, d’où provient l’affiche : un performeur attaque un diner de gala en imitant un singe. Longue, très longue, la scène d’abord burlesque se teinte d’une sorte de sérieux quand le tout dérape en agression sexuelle puis en violente bagarre. Les invités, d’abord réduits au silence par la peur, ne réagissent à l’impardonnable que lorsque la menace parait amoindrie, se déchainant alors avec toute la colère de leur lâcheté. Ostlund aurait pu couper les trois quarts de la séquence sans que son message ne se perde, mais préfère imposer un procès lourdaud et surréaliste de près de dix minutes. C’est symptomatique, d’abord, du fait que le film est bien trop long ; c’est aussi le reflet du plaisir malsain qu’il prend à se vautrer qu’importe les circonstances dans une politique du pire. The Square n’est rien d’autre qu’un film prenant le trash pour un argument politique et marketing, un énième portrait « au vitriol » d’une Scandinavie bien-pensante et d’une époque théoriquement malade.
Ce ne serait même pas si agaçant si Ostlund ne se réfugiait pas lui-même sans arrêt derrière un second degré de petit malin, proclamant la médiocrité de ses hommes sur fond d’une petite musique enjouée. Un recul par rapport aux évènements, complètement surjoué et terriblement hautain : il punit l’attitude de son personnage central (pour qui, la dernière scène le montre, il n’y aura pas de rédemption, évidemment, mais un simple mépris de la part de sa fille), sans sembler voir qu’il est lui-même porté par une époque de cinéma qui fait la part belle aux démonstrations de ce type. Enfonçant des portes ouvertes sur le milieu de l’art et les caractères humains, Ruben Ostlund parle d’un monde qui n’existe pas, du haut de sa chaire d’artiste. Dans le fond, exactement ce qu’il semble reprocher à son personnage central. Devra-t-on, contre toute attente, y voir un aveu de sa propre faiblesse ?