A trop souvent vouloir les opposer, on en oublie parfois que l'art et le sport ont en commun de provoquer chez leurs spectateurs des émotions que l'on ne ressent que trop rarement -ou trop vivement- dans le reste de la vie. L'un comme l'autre ont la délicatesse de proposer des rendez-vous ponctuels avec nos sentiments, pour peu que leurs acteurs soient à la hauteur de l'évènement. Quand on a la chance de ne pas se situer radicalement dans un des deux camps, amateurs exclusifs d'art ou de sport, n'envisageant "l'autre" que comme appartenant à une bande de décérébrés avinés ou d'élitistes boboïsants, comparer la nature des expériences ressenties invite parfois à l'humilité. Le fait d'appartenir dans les deux cas au domaine de la procuration n'élimine pas les différences de nature, entre une émotion en général plutôt profonde invitant le questionnement permanent et l'apprentissage (dans le cas de l'art) et quelque chose de beaucoup plus instinctif, vivant et libérateur (dans celui du sport). Plutôt qu'antagonistes, on peut aussi considérer les deux sources de sensations comme complémentaires.


Et je dois bien avouer que parfois j'aimerais vivre aussi intensément une œuvre qu'un match, quand ce dernier vit encore quelques heures après son coup de sifflet final et empêche un sommeil amnésiant, après une défaite injuste, quand le geste raté ou le manque de réussite fait choir des semaines d'effort et d'espoirs patients. On tente parfois de retrouver dans l'urgence d'un concert ou d'une représentation théâtrale la fulgurance d'une balle de match ou d'un franchissement de ligne par un athlète, souvent en vain.


Et finalement, quel meilleur trait d'union entre les deux univers que l'art contemporain, qui fait se rejoindre ce que l'art peut avoir de plus compassé avec ce que le sport peut offrir de plus viscéral (comme le grand vertige d'une victoire inespérée), avec d'un côté ses vernissages mortifères et intéressés (superbe scène dans le film d'Östlund) et de l'autre ses happenings surprenants et provocateurs ? Y a t-il encore aujourd'hui une autre façon de provoquer chez le spectateur d'art une émotion violente que par une intrusion brutale dans son quotidien anesthésiant ? La recherche incessante de brouiller les pistes entre l'art et la vie peut emprunter une multitude de voies et obtenir une infinité de résultats: quand cela échoue, l’œuvre risque de se faire aspirer par la réalité, sous la forme d'un technicien de surface trop zélé (pour attendue qu'elle soit, la scène est assez hilarante). Mais au fond, n'est-ce pas l'aboutissement des démonstrations ambiguës de Duchamps et Malevitch ?


En se plaçant résolument dans le camps des artistes provocateurs, Östlund prend donc le risque à chaque film d'emballer ou repousser violemment son auditoire, et ne jamais rencontrer l'unanimité, même parmi ses zélateurs. Ce qui peut emballer les uns (Play avait rencontré un joli succès en son temps, alors qu'il m'a formellement et intellectuellement repoussé) peut instinctivement rebuter les autres (ce The square ayant provoqué les réactions les plus diverses, n'ayant le plus souvent de commun que leur vivacité) et ce n'est pas quelque chose que l'on peut honnêtement reprocher à son auteur, dans la mesure où on comprend cette démarche de provocation comme recherche d'une émotion qui fait enfin rebattre le cœur.
Il n'est du coup pas anodin que la meilleure "démonstration" artistique du film, son happening le plus réussi, celui qui rappelle à quel point on est en vie et qui seul permet un sincère contact entre les différentes strates sociales, consiste en un vol de portable magnifiquement exécuté. Ses conséquences sont dévastatrices, et aucun vernis culturel ne résiste à la force de l'émotion brute qui emporte alors tout sur son passage, bien au delà de l'avalanche de Snow Therapy ou d'une publicité virale cynique.


La question posée reste centrale dans nos sociétés aliénées et nos vies souvent chloroformées: et l'art dans tout ça ?

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le 29 mars 2018

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guyness

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