Quand le polar Coréen invite des yokai Japonais… ça envoie du lourd.

Encore un film multi-genre comme on les aime ! Décidément, les Coréens affectionnent autant ce procédé qu’ils le maitrisent. « The Strangers » ou « The Wailing » commence comme un polar horrifique et donne le « La » avec des scènes bien sanglantes.
Viendront alors s’ajouter :
- De la comédie typiquement asiatique avec des situations parfois ubuesques, et surtout des héros qui se comportent plus comme des « gag men » que comme de véritables personnages : maladroits, de l’embonpoint, un QI ne volant pas haut… mais qui sont très protecteurs et qui ont toujours un très bon fond.
- Du drame familial. La famille est d’ailleurs structurée comme à l’habitude : les parents, un ou deux enfants, et un grand parent. Le père étant très souvent un « anti-héros ».
- Du fantastique, j’y reviendrais plus tard.
(spoilers à venir)


Donc l’intrigue se déroule à Goksung, une petite ville nichée dans la campagne Coréenne profonde. Jong-Goo est policier de son état, marié, et de manière générale un homme tout ce qu’il y a de plus moyen. Des meurtres très brutaux surviennent dans la ville, pratiquement en même temps que l’arrivée d’un pêcheur Japonais dans les environs. Les assassins semblent comme possédés (« zombifiés ») et pris d’une envie irrépressible de tuer leurs familles. Jong-Goo travaille aussi sur l’enquête et découvre que sa fille pourrait être la prochaine sur la liste…


The Strangers, c’est le polar Coréen mélangé au film de fantômes Japonais, avec une grosse louche « d’Exorciste », le tout saupoudré d’une généreuse pincée de créatures folkloriques asiatiques. Les « Oni » et les « Yurei » sont de sortie ! Et bien, la mayonnaise a pris. Vraiment bien pris.


Les Oni et Yurei sont des « Yokai » : des « esprits » en Japonais. Les Oni sont des monstres ou des démons faits de chair et de sang. Les Yurei sont des fantômes. Sauf erreur de ma part, les deux peuvent être aussi bien maléfiques que bienveillants, il n’y a pas de règle absolue en la matière. Je présume que le folklore Coréen regorge de créatures équivalentes, mais personnellement, c’est sous leurs noms Japonais que je les connais.


Ce Monsieur Na Hong-jin maîtrise bien ses espaces. L’action peut se passer aussi bien dans une pièce à peine plus grande qu’un placard, que dans un immense espace totalement ouvert. Lors de la « chasse » de Jong-Goo, la caméra effectue d’ailleurs de belles envolées et nous gratifie ainsi de magnifiques paysages. Ces plans sont tout à la gloire de ce pays de montagnes qu’est la Corée du Sud. De même, les scènes de nuit sont très réussies, avec des jeux de lumières très esthétiques.
Na Hong-jin nous invite également à découvrir le paysage religieux de ces contrées, où les anciennes superstitions s’entrechoquent avec la Chrétienté récemment adoptée. J’avoue que je n’aurais pas été contre quelques éléments de bouddhisme, histoire de compléter le tableau.


Il s’agit là d’une intrigue à plusieurs rounds où les cartes sont souvent rebattues, et ce n’est qu’à la fin, après plusieurs nœuds au cerveau, qu’on devine enfin qui est qui.


Dans la dernière demi-heure du film, l’intrigue sort alors de son carcan de polar horrifique, et revêt ses habits de conte folklorique. Tapis dans son terrier pour l’un, errant dans le village endormi pour l’autre, le « Oni » et le « Yurei » s’affrontent pour la dernière fois.
Dans ces dernières scènes, les deux dévoilent leur véritable nature, et ces créatures sont absolument magnifiées à l’écran. Le cinéma Occidental (Américain) les aura trop souvent transformés en bouchers. Ici, ils sont tous deux ce qu’on espère qu’ils soient : calmes, fugaces, contemplatifs.


La scène finale où le démon révèle à la fois son pouvoir et sa véritable apparence m’a totalement captivée. Je présume que c’était le but de la manœuvre.
La voix devient animale, la mélodie est ensorcelante, le regard est hypnotique. Dans cette cave sinistre, nous sommes comme projetés plusieurs siècles en arrière, à une époque lointaine où les Dieux étaient tout aussi primitifs que ceux qui les vénéraient. Encore une fois, le réalisateur joue avec la lumière… non plus pour poser un décor, mais pour transformer sa créature. Avant même le recours au maquillage et aux effets spéciaux, le personnage se démonise sous nos yeux.
Mieux encore : il se démonise avec toute la malice qu’on peut attendre d’une telle entité, et sans aucune férocité. Si férocité il y a, elle est larvée dans l’étendue de son pouvoir et l’implacabilité de ses actions.


Un des thèmes de ce film est la croyance au sens large, pour devenir dans les dernières minutes une allégorie de la foi Chrétienne.
Lorsque le prêtre confronte le Japonais en affirmant qu’il est un démon, ce dernier lui dévoile une paume trouée et lui récite un passage des Évangiles de Saint-Luc : « Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai. »
Une lueur de doute jaillit dans l’esprit du prêtre, il n’en fallait pas moins pour que le démon le harponne.
Pendant qu’il lui volera son âme en le prenant en photo, il le tourmentera encore davantage en achevant sa récitation « « Pourquoi êtes-vous bouleversés ? Et pourquoi ces pensées qui surgissent dans votre cœur ?».
Ainsi que le prête l’avait exigé, il lui dévoilera qui il est. Le « Oni » deviendra Diable. Et on ne pactise pas avec le Diable.
Inversement, le « Yurei » semble alors porter en lui des attributs angéliques. Un envoyé de Dieu qui reproche au héros d'avoir péché et ne demande qu’une chose en réparation : une foi infaillible. Ce que Jong-Goo ne peut se résoudre à lui offrir.


Ces deux évènements combinés mèneront le démon à une victoire fracassante.


A ce propos, mention spéciale au très charismatique Jun Kuninura.
Pour tous les amateurs de cinéma asiatique et Japonais en particulier, il s’agit d’un de ces acteurs qu’on a tous vu plusieurs fois, sans forcément être capable de mettre un nom sur ses films ou sur son visage. Quelle prestation ! Je me souviendrais de lui maintenant.
Bien que la réalisation soit 100% Coréenne, son aura irradie véritablement tout le film.


Au cours de son propre combat, il est tour à tour :
- Noble et « éminent » d’une certaine manière. On ne sait pas s’il
était vraiment quelqu’un d’important par le passé, mais au vu de sa
posture et de son regard, il y a fort à parier que oui.
- Puis touchant et pathétique.
- Et pour finir … absolument terrifiant.


L’histoire se termine comme elle devait se terminer. Qu’attendre de plus face à une créature tellement puissante qu’elle peut assujettir pas moins de deux shamans ?


The Strangers n’invente rien de véritablement nouveau. Pour autant, il nous sert une recette inédite et exécutée à la perfection. Vraiment très bon film au style très reconnaissable, à l’intrigue très accrocheuse et complexe, que je regarderais encore avec plaisir. Avec seulement trois long métrages à son actif, tous chaleureusement accueillis aussi bien par la critique que par le public, ce Na Hong-Jin pourrait bien se révéler être un énième bulldozer Coréen. En tous cas, il a l'étoffe pour aller jouer dans la cour des Park Chan-wook et autres Boon Joon-ho, et c'est tout ce qu'on lui souhaite.



L’histoire ayant suscitée beaucoup d’incompréhensions chez certain(e)s, ci-dessous mon interprétation personnelle des différents évènements :


Le Japonais est « l’hôte » du démon. Ce dernier manifeste son pouvoir en prenant possession de personnes qui deviennent alors des sortes d’esprits malveillants (« zombies ») et qui développent une obsession de plus en plus forte : massacrer leurs proches. Il prend ensuite ses victimes (et les victimes de ses victimes) en photo par l’intermédiaire de son sbire, probablement pour dévorer leurs âmes. Les assassins deviennent alors des espèces de coquilles vides.
On ne sait ni pourquoi ni comment ce Japonais est arrivé là, ni même s’il est tout à fait « vivant ». La seule chose qu’on sait de lui, c’est qu’il est un shaman. Il se cache dans la montagne, et œuvre à s’auto-exorciser.
La jeune fille en blanc est un fantôme. L’esprit de la montagne ou de Goksung, on ne sait pas trop… mais en tout cas elle est un esprit bienveillant. Dans le film, elle s’appelle « Moo-Myeong »
Le jeune shaman Coréen est quant à lui un serviteur du démon, ce qu’on découvre à la fin. Quand il procède à son rite shamanique, le spectateur pense qu’il est là pour exorciser le démon du corps de la fillette, mais en fait, il réalise tout l’inverse. Il « désactive » les protections de Moo-Myeong (corbeau noir caché dans un tonneau) et tente de faire entrer le démon dans le corps de la petite, comme il l’a fait avec toutes les autres victimes. A un moment donné, il sera effrayé par Moo-Myeong, tentera de fuir, mais sera ramené illico presto par le démon. Ce qui donne une idée de la puissance de ce dernier.
Exactement au même moment, le Japonais se purge (se lave et prie) puis tente de s’exorciser tout seul. Il utilise lui aussi des corbeaux noirs, indiquant ainsi que ses animaux ont des vertus protectrices.
Pendant ce temps, Jong-Goo, terrorisé par la vision de sa fille en proie à d’intenses douleurs, interrompt le rite. Cet état de fait combiné aux efforts du Japonais, le démon est finalement exorcisé à la fois du corps du dit-Japonais et de celui de la fillette… pour se retrouver dans un cadavre précédemment localisé par le Japonais (cadavre qui revient alors à la vie). Moo-Myeong a observé l’exorcisme du Japonais et se dévoile à lui. Elle ne le l’attaque pas, et on comprendra tout à la fin qu’elle veillait également sur lui.
Jong-Goo se rend dans la montagne pour tuer le Japonais, qu’il croit responsable de tout. Il tue le cadavre déambulant, et pourchasse le Japonais qui observait la scène de loin. Ce dernier s’échappe, mais se tue en chutant d’une falaise.
Moo-Myeong expliquera plus tard à Jong-Goo qu’il a commis un « péché » en persécutant le Japonais, et que le démon ne peut pas être tué (sauf par elle, on présume). Le démon est depuis revenu habiter le Japonais, et le péché de Jong-Soo a pour conséquence de rétablir la malédiction de sa fille qu’il croyait sauvée. Moo-Myeong tend un piège dans la maison de Jong-Goo, sous la forme d’un petit bouquet d’herbes, et ne formule qu’une seule condition : Jong-Goo doit impérativement croire en elle et ne pas retourner chez lui tant que son piège ne s’est pas refermé. Il perd confiance en elle en réalisant qu'elle porte les vêtements de certaines victimes (alors que je pense qu'ils ont valeur de talismans pour Moo-Myeong). Il se précipite chez lui en croyant sauver sa fille. Le piège est levé. Moo-Myeong est alors totalement désarmée. Plus fort que jamais, le démon attaque.

-Elle
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le 1 août 2020

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