Le Japon aurait-il trouvé son Weerasethakul en la personne du jeune Tetsuichiro Tsuta ? Le cinéaste, à peine trentenaire, offre avec The Tale of Iya une plongée vertigineusement poétique dans la nature japonaise, entre réalisme naturaliste et magie onirique, qui n’est pas sans rappeler la dialectique développée par le réalisateur thaïlandais dans son cinéma.


The Tale of Iya est un film sensible, hypersensible même. Pellicule argentique 35 mm, cadrage soigné sans paraître hermétique, travail sensationnel de la lumière (quasiment entièrement naturelle) : Tsuta a pris des risques, mais le résultat est à la hauteur : son œuvre est une leçon d’authenticité, qui respire le vrai et dégage une prodigieuse impression de complétude, de perfection formelle.


C’est dans cet environnement pur mais qui conserve cependant une remarquable légèreté qu’évoluent les personnages du film, dont le traitement atteste de nouveau d’une très grande maîtrise. Tsuta gère avec habileté l’équilibre entre trop en dire et pas assez ; on est en fait devant un film choral, qui brosse les caractères à mesure que ceux-ci se rencontrent (ou s’évitent), selon une logique qui n’est pas sans rappeler celle de An Elephant Sitting Still de Hu Bo.


À la différence qu’ici, le fantastique est bien plus présent que l’on peut le croire… Là encore, la subtilité est extraordinaire. L’histoire s’axe autour de l’opposition classique entre ruralité et urbanité, la première étant synonyme de tradition et de passé, tandis que la seconde incarne le progrès et l’avenir. Le petit village montagnard et isolé d’Iya est l’endroit où se joue concrètement cette opposition, qui se matérialise par la construction d’un tunnel au cœur d’une montagne. Un ouvrage critiqué pour ses effets néfastes sur la nature alentour par un petit groupe d’activiste écolo, mais qui finalement sera terminé. C’est de ce balancement permanent entre nature omniprésente mais menacée et modernité latente, en inexorable progression – y compris dans les mentalités, les jeunes étant nombreux à vouloir fuir le bourg pour s’installer dans les villes – que traite The Tale of Iya.


Mais bien loin de se transformer en un manifeste écologiste ou une banale apologie de la nature sauvage, le film prend plutôt le parti d’évoquer cette tension duale à hauteur d’homme, à voix basse même serait-on tenté de dire tant il se dégage de l’humilité dans la façon dont les vies croisées des différents personnages sont évoquées. Chacun se heurte d’une manière ou d’une autre à cette nature à laquelle il est lié, réceptacle de souvenirs, de réminiscences et de mystère, d’espoirs aussi, mais également lieu brut, parfois hostile à la vie et qui semblerait presque doté d’intelligence, de ruse pour mener la vie dure à certains de ses habitants… Une dualité qui se retrouve dans la saisonnalité qui rythme la vie d’Iya : l’été, saison de l’insouciance, de la prospérité et des amours sans lendemain ; l’hiver, saison de la décrépitude, qui sème la mort dans son sillage et rappelle que la nature est inexorable – indomptable ?


Plus subtile encore est la dichotomie entre le jour et la nuit, cette dernière semblant correspondre à l’heure où le rêve se confond à la réalité (moins qu’il ne la remplace complètement), où les esprits reprennent leurs droits sur les vivants, où le mystère, notion centrale – élémentaire – du film reprend sa place légitime sur la raison « cartésienne » (donnant ainsi lieu à deux des scènes parmi les plus exceptionnelles du film, de celles qui vous font pleurer sans raison apparente). Loin d’être un film didactique, The Tale of Iya est par essence mystérieux ; d’où une narration délicieusement imprévisible qui semble ouvrir à tous les possibles ; sorte de film-monde d’où chercherait à poindre, imperceptiblement, un certain absolu, une certaine vérité cachée dont il faudrait peut-être chercher la logique dans la symbolique du cycle, de la répétition et ultimement de la régénération.


The Tale of Iya est un film qui respire la sensibilité ; il en déborde, en transpire par tous ses pores. Le grain parfois un peu flou du format 35 mm rajoute à cette impression que l’on est ici face à un film « fait-main », ou plutôt « fait-cœur ». L’utilisation de la musique, parcimonieuse mais réfléchie, rajoute à cet effet somptueux de temps qui s’écoule lentement, paisiblement, sans jamais paraître long ou pénible.


Tsuta témoigne de bout en bout d’une maîtrise absolue de son œuvre, véritable poésie au sens platonicien de création cohérente mêlant éléments du réel et de l’idéel pour aboutir à une transcendance des plus magiques et pénétrantes. Un chef-d’œuvre injustement méconnu, qu’il faut découvrir de toute urgence.

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le 23 avr. 2021

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