L'oeuvre que Malick signe ici a la légèreté d'un film qui évoque seulement, sans jamais rien affirmer, rien imposer et sans jamais rien laisser prévoir. L'histoire initiale -celle d'un homme qui se souvient ; son enfance, ses frères, ses parents, sa maison- aurait pu nous laisser voir un joli film, rigoureusement scénarisé, et somme toute assez oubliable. Mais Malick, en l'écrivant, avait plutôt pour intention de mettre en scène l'enfance, le souvenir, l'initiation, la beauté et la mort. En cela, il s'adresse pleinement et simultanément aux mères, aux pères, aux fils et aux frères. On songe alors à sa capacité quant à capter notre attention en faisant du film un reflet pour qui se donne la peine de le regarder, en développant chaque personnage caractéristique comme un personnage principal. Le procédé semble avoir gagné en simplicité depuis la Ligne Rouge (1998) où l'on pouvait entendre la voix off de Nick Nolte, Jim Caviezel et d'autres encore. Chaque protagoniste avait alors un "chapitre" dédié dans la fresque. Avec The Tree Of Life, ils jouent de concert. Et l'on s'identifie tant et si bien que le film semble dépasser nos attente. En ce qui me concerne, je n'ai jamais eu de passion pour les films ficelés par un scénario aguicheur que dans la mesure où il y avait matière à s'attacher aux personnages, à constituer son propre rôle et à me confronter dans une relation avec des êtres définies et dont toutes les aventures sont, de loin, préférables à notre quotidien. Mais il pouvait alors subsister en moi une sensation d'inachèvement, une démangeaison pour avoir parasité un film (sans cela incomplet). Plutôt qu'à l'univers fantastique d'un long-métrage, qui ne va jamais pour déplaire, c'est ici à l'imaginaire sacré qu'on est sensible, que l'on respecte, et dans lequel on ne veut pas s'immiscer. Et n'allez pas vous imaginer que notre relation au film perd de son étroitesse : on sait déjà combien les personnages nous sont, à tous, à toutes, proches. Quand Jessica Chastain lévite gracieusement sous l'arbre énorme (de sa vie) et dont la ramure filtre les rayons d'un soleil tardif, dans un plan en contre-plongé, ça n'est pas fantastique. Il faudrait pour cela une réalité, soutenue par une histoire précise, des incidences sur la suite et sur les autres personnages, ainsi qu'une foule de conventions éreintant la liberté du film. C'est sacré, simplement. De la même manière que le sont les plans de synthèse, à mi-chemin entre la représentation 3D d'un foetus et les photographies hallucinées d'un cosmos bigarré, ainsi que les scène finales d'un purgatoire paradisiaque, en plein air, en plein désert, là où, lorsque la nuit tombe subsiste la flamme d'un bougeoire en verre bleue (une lumière éternelle). Dans cette même logique, les références bibliques abondent et lient les personnages. Afin d'illustrer mon propos il suffirait de mentionner le mythe de Cain et Abel dont l'évocation donne au film une portée humblement métaphysique quant à la fraternité, ainsi que des scènes enfantines d'une profondeur inouïe. Peut-on parler d'un primitisme positif ? On note dans le film tout un "champ lexical" du corps, de l'arbre et de l'ombre. Le corps, c'est avant tout les mains qu'on électrise, qu'on inonde dans la lumière du soleil, que l'on blesse à la carabine, avec lesquelles on anime le clavier d'un orgue, ou que l'on serre en temps de deuil, dans un plan à la texture épidermique vibrante. Il y a les pieds salis par le labeur et que l'on lave à plusieurs reprises. Il y a les yeux aussi, miroir de l'âme toujours. Les grands yeux du père irrité, et ceux de la mère inquiète et aimante. De grands yeux clairs et qu'on croit déjà connaître. Enfin il y a les corps à la démarche étrange, accidentés et handicapés moteur dont les enfants se moquent, et devant lesquels ils finissent par céder à la fascination. Tout cela s'intègre à une découverte du corps, propre à l'enfance (un âge d'initiation). Il y a l'arbre à la sortie d'un enterrement, comme la vie qui subsiste malgré tout. Enfin l'enfant mort devient une ombre, les ombres de ceux qui jouent à la balle, l'ombre de celui qui s'agite sur un perron en début de soirée. C'est une vie parallèle à celle des vivants. C'est le monde des morts qui subsiste dans le souvenir. Là intervient la dimension du souvenir. Le schéma narratif se base dessus. C'est à dire que les séquences devant lesquelles on retrouve, bien des années plus tard, le jeune "héros", alors interprété par Sean Penn, donne à une majeur partie du film concernant l'enfance une valeur (chrono)logique de souvenir. Mais ce que dicte une histoire n'est pas toujours ce que transmet le langage de l'image. Les mouvements de caméra, jamais stable du reste, sont initialement ou d'une fluidité laissant du temps et de l'espace à l'atmosphère pour se mettre en place, ou alors il s'agit d'une succession montée de rushs très courts, s'enfonçant toujours plus profondément dans la scène (ce qui se constate par un cadrage qui se précise et dans un jeu scénique qui se "maniérise" de façon croissante). Les deux cas les plus marquants sont sans doute la scène au court de laquelle Jessica Chastain reçoit une lettre malheureuse (la caméra s'élève d'ailleurs, la mettant dans une position de faiblesse, d'isolement face à sa douleur, le tout baignant dans une ambiance bleue mélancolique et résignée) et la scène au court de laquelle le jeune "héros" rentre chez lui, fou de rage, après avoir noyé une robe de chambre, et sa mère de l'attendre sur le gazon. Ce procédé appuie l'entrée en gradation toujours plus profonde dans la réalité d'un fait et les deux procédés, lorsqu'ils s'unissent, donnent aux scènes de "souvenir" un rôle, une ambiance, paradoxalement bien plus accessible, séduisante et instantanée - que les rushs désorientant, large, lumineux et à la bande-son brouillée, sur Sean Penn. Les passages "adultes" sacralisent l'enfance, et mènent logiquement en un lieu proportionnellement sacré, où l'on retrouve l'âge d'or intact - présent alors pour l'éternité- en guise de conclusion. On est loin du schéma narratif habituel. On contemple plus encore qu'on ne cherche à comprendre. La contemplation est le propre de l'enfance (ça l'est en tout cas plus que celui de l'âge adulte, trop occupé). L'enfance, ce royaume de bribes et de sensations aussi floues et lointaines qu'elles sont puissantes et universelles. On retient, au hasard, un pantomime, les aventures dans les airs d'une mère, et celle en mer d'un génial père, le bruit des carreaux qu'on brise dans un instinct destructeur gratuit, la première fille qu'on suit dans la rue, et le visage d'un grand-père, qui reviendra bientôt nous voir. Tout cela mené, bien entendu, par une direction des enfants qui laisse croire, paradoxalement, à son inexistence, dans un abandon de toute forme de théâtralité. Le talent de Malick, c'est qu'on ne s'en lasse pas.

Thecaptaincactus
9

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le 15 nov. 2017

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