Grande tendance de l’année cinéphile 2014 : des films à la maîtrise formelle éclatante mais où la passion et l’émotion n’adviennent que trop rarement. Après Winter Sleep et Leviathan (certains sans cœur ajouteront ici Under The Skin), voici donc The Tribe. Le truc en plus de ce dernier ne tient pas tant à son dispositif (le film est en langage des signes non sous-titré) qu’au parfum de soufre et de scandale qui l’entoure. Car The Tribe a fait son petit effet à la Semaine de la Critique à Cannes : cru et ultra-violent, rien que ça, le film a choqué. Et impressionné.
Myroslav Slaboshpytskiy, dont c’est le premier film, fait preuve d’une maîtrise de la mise en scène effectivement sidérante à travers des plans-séquences incroyables. Il faut voir le deuxième plan du film où la caméra suit le jeune héros à son arrivée dans l’école, puis le perd, passe à travers une porte pour s’attarder sur le discours (en langage des signes) de rentrée et voir le jeune homme revenir dans le cadre pour suivre ses camarades. La plupart des autres plans-séquences sont à l’avenant, sidérants de maîtrise et de virtuosité dans leur exploitation des lieux et de l’espace. Il est clair que le réalisateur est assez doué (et qu'il le sait): plus loin dans le film, un autre plan séquence laisse une forte impression, celui de la préfecture dans lequel Myroslav Slaboshpytskiy exploite l’architecture du bâtiment afin d'organiser à l’intérieur de son plan séquence un formidable split-screen, judicieusement (et ostensiblement) souligné par le dispositif sans parole propre au film.
Les plans-séquences fonctionnent à plein lorsqu'ils sont mobiles et dynamiques. En revanche, dès lors qu’ils sont fixes, les problèmes apparaissent. Myroslav Slaboshpytskiy semble vouloir travailler la frontalité et la prise directe comme garant du réalisme des scènes, et donc de son film. Or, cette fixité de certains plans entraînent, à l'inverse, une exacerbation de l'artificialité de l'ensemble : les séquences d'étreinte sexuelle sont à la limite du ridicule ; les séquences censément chocs (l'avortement notamment) perdent en crédibilité (l'illusion cinématographique n'y fonctionne qu'a minima) et en intensité. Dans cette représentation de la violence (prostitution, avortement, viol, agression physique, meurtre), outre l'accumulation acharnée qui annule en grande partie la force de chaque scène, le principal problème réside dans l'absence de point de vue du réalisateur quant à cette violence et au destin de ces personnages. A force d'enfermer son film au sein de l'institution, sans réelle prise sur l'extérieur, le réalisateur n'insuffle aucune portée morale ou éthique aux représentations crues et violentes qu'il assemble au fur et à mesure des 2h15 que dure le film. La métaphore carcérale est certes omniprésente, ainsi que la question, concomitante, de l'annihilation de l'humain, elle se révèle insuffisante (réduite à l'image d'une porte à barreaux sur le plan visuel) pour donner une portée et apporter une profondeur aux images conçues par Myroslav Slaboshpytskiy. Que dit en effet le réalisateur? Le Mal est partout. Bon, ok, mais après? La défaillance des images parentales et des institutions éducatives? Mouais... Et après? Et bien, en réalité, pas grand chose d'autre à se mettre sous la dent... De là à penser qu'à part épater le bourgeois, Myroslav Slaboshpytskiy n'a pas grand chose proposer, il n'y a qu'un (tout petit) pas...
L'autre grande affaire du film réside dans le parti-pris de ne pas sous-titrer le langage des signes. Certains y voient une preuve de la radicalité du réalisateur, d'autres un mépris pour cette langue et donc pour ses locuteurs. Myroslav Slaboshpytskiy veut de son côté y voir un hommage au muet, argument a priori un peu fumeux réduisant effectivement le langage des signes aux pantomimes expressives des acteurs du muet. Pourtant, le film propose autre chose : un miroir tendu au spectateur mis dans la position de celui qui n'entend pas et qui doit faire l'effort d'interpréter. Si l'empathie ne caractérise certainement pas le regard du réalisateur sur ces personnages, ce dispositif restaure néanmoins leur qualité de sujet par l'expérience identificatoire qu'elle nous impose à nous, "spectateurs entendants".