The Tribe veut frapper fort et avance pour cela avec des arguments qu'il croit imparables. Le premier argument tient à son récit : tout semble nous indiquer que l'histoire de Sergeï - un jeune homme sourd-muet qui arrive dans un pensionnat spécialisé et découvre le racket, la violence, la prostitution - fonctionne comme une parabole sur la société ukrainienne, dont on nous montre les zones industrielles déshumanisées, où la prostitution est le seul échange possible. C'est un argument de film de festival, que l'on trouvait déjà, sous une autre forme, dans l'horrible Heli d'Amat Escalante et il faut s'arrêter un instant sur les tableaux de désolation que dressent ces deux films : la misère sociale qui leur sert de hors-champ semble justifier l'existence des "scènes-chocs" sur lesquelles ils bâtissent leur thèse stupide. Ces scènes veulent nous dire que la violence est dans la société, elles auront donc toujours la bonne excuse de vouloir alerter nos consciences, alors qu'elles veulent avant tout se mesurer à l'insoutenable pour impressionner la critique dans les festivals internationaux, récolter des punchlines que l'on placera ensuite en haut de l'affiche : "une claque", "une sidération", "du jamais vu".
De tels éloges éclairent le second argument de The Tribe, l'argument esthétique. On comprend assez vite pourquoi son réalisateur a refusé de sous-titrer la langue des signes pratiquée par ses acteurs, tous sourds et muets) : l'absence de sous-titres doit nous rendre plus sensible au bruit des claques et des coups qui ponctuent chaque séquence, ou à celui de la pisse qui s'écoule dans les toilettes du pensionnat lorsqu'une fille fait un test de grossesse. On voit bien que le film voudrait nous imposer une expérience d'une brutalité extrême, mais cette brutalité se résume d'abord à un geste esthétique, elle est figée par l'usage du plan-séquence, elle ne laisse finalement que l'impression d'une maîtrise froide et sage. Quelle claque peut-on en effet ressentir dans la scène de l'avortement quand tout est d'abord pensé selon une recherche de durée qui se veut tellement insoutenable qu'on a l'impression que le réalisateur a demandé à l'actrice jouant l'avorteuse de prendre son temps en maniant chaque instrument? Et comment peut-on croire à l'amour entre Sergei et une des filles du pensionnat quand leurs étreintes sont filmées selon le même protocole, avec la même distance froide ?
A l'aune de ces scènes, il faut se dire que le parti pris consistant à ne pas sous-titrer la langue des personnages sert moins une vision de l'humanité – celle d'une jeunesse perdue qui n'aurait littéralement plus de mots pour s'exprimer – qu'un projet de mise en scène visant à déshumaniser TOUS les personnages pour que seul reste le langage de la mise en scène. C'est, au fond, tout ce que à quoi on nous demande d'être sensible dans The Tribe, on nous demande de tendre les joues pour recevoir des claques esthétiques. On peut trouver cela brillant et fort, on peut aussi voir The Tribe comme un simple jeu de claques, un film de pure pose qui cherche à impressionner mais n'a, en réalité, rien à dire.
chester_d
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le 6 oct. 2014

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chester_d

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