Joachim Trier fait partie de ces réalisateurs dont le talent s'étiole, lentement fort heureusement, d’œuvre en œuvre, à mesure que son cinéma se boursoufle. Thelma est son quatrième long métrage.


Le personnage éponyme du film est une jeune femme introvertie, arrivée récemment en ville avec ses parents. La découverte de l'université et de ses espaces ordonnés, anguleux, carrés, rectangulaires, rigides, dans lesquels les humains fourmillent n'est pas aisé. Pas aisée non plus l'intégration d'un groupe, surtout quand on vient d'une famille elle-même rigide, « chrétienne pure et dure » qui ne transige pas avec les principes : pas d'alcool, pas de tabac, etc. La solitude de Thelma, perdue dans la fourmilière, est rendue par les quelques plans aériens et les focales longues qui brouillent les visages en arrière-plan, visages d'inconnus, visages non identifiables.
Le fantastique émerge dans les dix premières minutes du film. La rencontre silencieuse avec Anja, jeune étudiante, dans la bibliothèque universitaire provoque chez Thelma une crise pseudo-épileptique. Un bestiaire convenu accompagne le trouble : corbeaux qui heurtent les vitres, serpent noir. Le désir homosexuel, contredisant les principes religieux de Thelma, va réveiller des pouvoirs enfouis caractérisés par une pensée magique accomplie, effective : durant les crises, ses désirs se réalisent et perturbent le monde matériel.


Disons-le d'emblée, Thelma est un film étrange en ce qu'il contient autant de lourdeur que d'excellence, autant de procédés patauds (surtout dans l'écriture et l'utilisation excessive d'une musique illustrative) que d'habileté (particulièrement dans certains cadrages et effets de montage).


La répétition des crises en présence de la femme désirée, pour illustrer le conflit interne entre le strict respect des préceptes religieux et l'expression d'un désir pour une personne du même sexe, manque de finesse. La scène de l'opéra est à cet égard l'une des plus ratées, montrant avec une grandiloquence presque risible (mains tremblantes, musique tapageuse, visage crispé et respiration haletante) la puissance du désir. Le symbolisme religieux est sans doute également, et à plusieurs reprises, trop criant. On pense par exemple à la scène du (faux) trip, filmée au ralenti, où Anja et Thelma s'embrassent et se caressent sur fond noir (on ne parlera pas ici de l'esthétique de spot publicitaire pour parfum) et où l'inévitable serpent-symbole-du-péché s'engouffre dans la bouche de Thelma. Les références aux Oiseaux d'Alfred Hitchcock ou à Carrie au bal du diable de Brian De Palma sont trop appuyées, convoquées dans des plans qui n'ont qu'une justification référentielle, pompeusement citationnelle. Il faudrait vérifier un dernier point plus en détail mais il m'a semblé que Thelma présentait, visuellement et par le traitement de certains thèmes (notamment l'eau) de nombreuses similitudes avec un film plus récent, et que je n'ai malheureusement pu revisionner : Évolution de Lucile Hadzihalilovic, qui souffrait lui aussi d'un vernis tape-à-l'œil et esthétisant, mais était beaucoup plus abscons et hermétique.


Le film, grosso modo dans ses trois derniers quarts d'heure, passe beaucoup de temps à évoquer les causes possibles des pouvoirs de Thelma. On nous entraîne vers des explication d'ordre psychologique : traumatisme infantile, stress... Les crises viendraient, dit un médecin, « des sentiments refoulés que le corps exprime ». C'est à peu près ce qu'on avait compris... La séquence d'explications à base d'articles Wikipedia et de vidéos YouTube sur l'histoire des « crises psychogènes non épileptiques », associées tantôt au démon tantôt au divin, est superflue et malvenue. L'épisode de la visite à une grand-mère que Thelma pensait morte n'aboutit à rien.


Le virage psychologisant et familialiste du film ne m'a guère plus enchanté. Les flash-back nous transportant au temps où Thelma n'était qu'une petite fille seront utiles pour éclairer la première séquence énigmatique du film (une réussite visuelle et dramaturgique par ailleurs) et pour nous montrer une nouvelle fois toute la puissance destructrice et meurtrière de ses pouvoirs.
À la fin du film, les parents veulent reprendre le contrôle de leur fille en la gavant de médicaments pour la transformer en loque. Trier éparpille les pistes, saupoudre le récit d'explications psychologisantes, ajoute ici un peu de domination masculine (le père tyrannique et la mère soumise), là du mysticisme (la guérison, « lève-toi et marche », qui tombe comme un cheveu sur la soupe). Il semble vouloir, dans les dernières minutes, tirer le film du côté de la parabole bien insipide sur l'autonomie et l'individuation, à coup de phrases comme « s'il te plaît, laisse-moi partir papa » ou d'images d'un petit oiseau qui prend son envol.


À côté de ces nombreux défauts et lourdeurs, il arrive que Trier excelle. C'est, toujours, en faisant preuve de sobriété. La scène où Thelma fait venir à elle Anja repose sur un montage simple et efficace, sans clinquant ni emphase. Des plans fixes s'enchaînent de manière habile, sur le visage de Thelma, une rêverie, une main qui se tend comme pour en caresser une absente, celle d'Anja qui justement se réveille. Trier parvient, en dix plans courts, à transmettre la sensation du contact des mains, à suggérer que le pouvoir de Thelma est d'ordre télépathique et qu'il n'advient que dans un état de semi-conscience. Elle ne le contrôle pas. Ses désirs sont des ordres : ils prennent corps et s'invitent dans le réel. L'expression inconsciente de ses désirs, dans le rêve ou la rêverie, suffit à les réaliser. Anja est donc là, inexplicablement, en bas de l'immeuble, dans la nuit, à l'attendre. Quelques minutes plus tard, les deux jeunes femmes sont couchées dans le lit de Thelma. Et la main qui cherchait, pensions-nous plus tôt, une main absente, caresse en fait les cheveux d'Anja. L'effet de confusion, d'inversion temporelle est saisissant, vertigineux. La réussite du film réside dans ces belles petites inventions de montage, simples et rares, et dans l'attention qu'il porte à certains détails. On songe à ce plan, sublime et tragique, d'une mèche de cheveux prise dans le verre d'une fenêtre.


Il y a mille fois plus de force dans l'apparition d'Anja en bas de l'immeuble de Thelma ou la contemplation d'un cheveu dans une lumière solaire que dans les scènes emphatiques et surchargées d'effets. Dommage que Trier nous ait proposé ces dernières en trop grande quantité. Nul ne contestera l'éclat des images ni la fascination qu'exercent certains plans. Il n'empêche que le quatrième long métrage de Joachim Trier nous semble relever, pour l'essentiel, de l'exercice de style. Thelma est une embardée sans envergure vers le genre fantastique. Les idées et les trouvailles visuelles ont bien du mal à faire tenir une œuvre bancale dans son écriture.


Impossible d'achever ces quelques lignes sans citer le nom d'Eili Harboe. L'actrice principale, d'une beauté rare et fascinante, crève l'écran. Pourvu qu'elle refasse du cinéma. Que mes désirs soient des ordres !

MonsieurPoiron
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le 2 sept. 2020

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