Un conte qui plonge dans un univers fantasmé, poétique mais étonnamment plausible.
Le monde de Pasolini est un lieu où les êtres peuvent s'attacher et se séduire par le seul regard, sans considération d'âge et d'orientation sexuelle. Un tel endroit est sans doute une utopie de Pasolini, une sorte de jardin des délices où tous ont un regard captivant, des pupilles d'un bleu très contracté -de Terence Stamp à celles de Wiazemsky ou du personnage d'Emilia- et des regards fascinants.
Seul un regard suffit à Silvana Mangano pour se lier à ses amants passagers, c'est encore les regards qui transforment une scène entre Stamp et Wiazemsky (dont je ne donne pas plus de détails pour ne pas gâcher) en instants d'éternité.
Qu'avons nous ici exactement ? Une fable, un conte, le récit d'une obsession ou d'une ivresse. Par l'intermédiaire d'une famille bourgeoise, dont l'apparence de "solidité" sociale (qu'évoque par ailleurs explicitement le personnage du pater familias) permet à Pasolini une totale liberté dans son exercice, et Dieu sait si ça lui tient à coeur. Les lignes qui suivent contiennent plus ou moins de révélations sur l'intrigue mais je refuse d'enlaidir cet objet virtuel qu'est ma critique par d'affreux caches gris.
A travers chacun des membres de la famille, Pasolini analyse sa propre réaction à l'amour fou, la dépendance affective, le coup de foudre quoi.
- Il y a d'abord Emilia, la domestique. Celle-ci est le personnage pieux, le pauvre de l'Evangile, toute la plèbe réunie. Elle souffre en silence et deviendra thaumaturge parmi les petites gens. Bien que farouchement communiste, Pasolini garde en lui cet espèce de déférence envers le folklore catholique qu'ont beaucoup d'italiens, qu'il éperonne de sa férocité naturelle. Elle représente le Paso mystique et Christique, qui se donne elle-même dans un élan de générosité. Son personnage est complété par celui du fils.
- Au tour du fils justement. Il est non pas un Christ qui souffre pour racheter nos péchés mais un Pasolini qui souffre de sa différence ontologique, sexuelle, artistique et qui se nourrit de sa blessure narcissique pour se donner entièrement à l'art, pour justifier son immaturité et le refus d'une vie présentable socialement. Induit en confusion comme les autres, il est néanmoins celui qui ressent le plus la pulsion de vie, celle qui transfère sa virilité dans le triomphe (ou le grotesque justement) de l'acte créateur.
- La fille elle, incarne la paralysie face à une grande beauté (clin d'oeil à Sorrentino et son touriste japonais qui s'évanouit à Rome). Pasolini dépressif, qui s'allonge sur l'asphalte et se laisse mourir. N'ayant pas l'accès aux ressources de son coeur, ne sachant verbaliser ce qui lui arrive, elle se contente de sauver ce qui peut l'être par quelques clichés avant de quitter la scène. C'est Pasolini cinéaste.
- Le père, c'est la transition du panthéisme mammonique vers l'eschatologie communiste, ici revêtue d'un linceul biblioco-prophétique, avec une parodie de psaume et la métaphore du désert. Va-t-il donner son usine à ses ouvriers? Va-t-il colorer sa vie grise, et passée au filtre violet -vil procédé dolanien-?
- Enfin la mère, c'est Pasolini désabusé allant voir les prostitués d'Ostie pour combler le vide béant qu'une vie à la marge creuse en lui. Un être qui a conscience de l'attrait qu'il exerce et qui ne peut se résoudre à être celui qui plie lors du terrible bras-de-fer qu'est la séduction. La façade impénétrable, mise à terre par une façade encore plus impénétrable. C'est la beauté humiliée, la reine vaincue.
Tous ces personnages forment une unité organique car en réalité ils sont uns, ils sont Pasolini, ils sont les réactions à l'exposition à la plus grande beauté, dans ce monde où le désert est partout, l'herbe trop verte et les yeux trop bleus.