Comparer There will be blood à Citizen Kane est bien évidemment très forcé, mais force est de constater que le film d'Anderson possède plusieurs points communs avec celui de Welles. Le plus marquant est bien entendu le rêve américain traîné dans la boue, non pas dans le fait qu'il est inaccessible (puisque, dans l'un comme l'autre film, les personnages deviennent riches et puissants) mais parce qu'il conduit à une perte d'identité, à un isolement, à un état proche de la folie qui le condamne à sa perte. Plainview et Kane sont identiques dans leur manière d'éliminer ce qui les gêne, même leurs proches, comme ils sont semblables en mégalos enfermés dans leurs manoirs respectifs.

A titre plus personnel, Paul Thomas Anderson continue son exploration du thème familial, principalement celui du rapport père-fils. Jamais jusqu'ici Anderson n'aura été aussi sombre dans ce thème, que ce soit entre Daniel et H.W. Plainview ou entre Eli et son père. Une autre approche est également faite dans l'idée de la famille, à savoir les relations fraternelles. Dramatiques en ce qui concerne Plainview, elles sont carrément bibliques entre Eli et Paul, son jumeau, où le bon et le mauvais fils feraient presque écho à Caïn et Abel...

Le "sang" du titre évoque donc tout autant le pétrole (« le sang noir de la terre ») que celui qui coule dans les veines de chacun, et qui peut complexifier les rapports humains (en l'occurrence les rapports familiaux). Il fait aussi écho implicitement au prix à payer pour accomplir son rêve, c'est-à-dire aux Etats-Unis devenir quelqu'un d'important, de riche et de puissant.

Formellement, Paul Thomas Anderson semble avoir acquis toute sa maturité, affichant une véritable maîtrise du cadrage et, surtout, proposant un rythme volontairement lent à son récit. Le cinéaste n'a plus besoin de faire ses preuves, ou de connaître un succès public : il fait un film comme il le veut, adaptant le montage à ses envies. L'exemple le plus frappant est cette introduction, de près de 12 minutes, où aucun mot n'est prononcé. Il n'y a pas non plus, à l'exception d'une scène dantesque d'incendie du derrick, d'action dans le film. C'est un véritable retour à des films plus anciens, à toute une époque où le cinéma racontait avant tout une histoire. Anderson flirte souvent avec ce cinéma d'autrefois, et ce n'est pas un hasard lorsque l'on sait que le cinéaste regardait tous les soirs Le trésor de la Sierra Madre pour rester dans le ton du film. C'est aussi dans ce souci du petit détail que le réalisateur est fort : il insiste notamment sur l'importance qu'on les figurants : « Sans exagérer, je suis convaincu qu'un film vit ou meurt grâce à ses figurants. Les gens du coin que l'on voit à l'image ont ce parfum de Texas qui ne s'invente pas, qui ne peut pas naître que du fait d'avoir vécu là-bas toute sa vie. Ce sont des gens généreux de leur temps et de leur humanité. Je suis très fier du travail qu'ils ont accompli. Vous pouvez avoir un immense acteur comme Daniel Day-Lewis, si jamais la personne face à lui semble fausse, elle devient une distraction et le film est par terre... »

Il faut cependant admettre que si Anderson peut s'accorder autant de libertés avec les à-côtés du film, c'est parce que son interprète principal est, avec les thèmes du scénario et la réalisation, l'un des trois piliers centraux du film. Une fois encore, on peut approcher Day-Lewis à Welles dans l'interprétation, à la différence près que Day-Lewis, plus subtil, traversera sans doute mieux les âges. L'intensité du jeu de l'acteur passe effectivement et avant tout par ses silences, par sa simple présence, par un regard qui font de Daniel Plainview le centre d'attraction du regard, même lorsqu'il n'est pas seul à l'écran. Anderson, si doué soit-il, doit quand même beaucoup à Day-Lewis, c'est certain. Par exemple, le speech que prononce Plainview devant les gens de Little Boston, et qui définit admirablement bien le personnage, est une improvisation complète de l'acteur. Face à lui, Paul Dano tente de résister, et il le fait plutôt bien dans son rôle de prédicateur prétentieux et arrogant. Le conflit final entre eux restera sans doute dans les mémoires pendant longtemps.

Enfin, dernier point non négligeable : la musique. Tout comme Altman, Kubrick ou Scorsese, Anderson a bien compris l'importance qu'une bande originale pouvait avoir dans le bon déroulement d'un film, allant parfois jusqu'à lui donner une dimension supplémentaire. Ici, la musique originale composée par Jonny Greenwood (guitariste de Radiohead... rien que ça) offre aux images un côté tantôt mélancolique tantôt carrément tragique.

Film du retour, et quel retour, pour un cinéaste que certains commençaient déjà à oublier, There will be blood est un pavé dans la mare de la production hollywoodienne actuelle, une œuvre thématiquement et formellement audacieuse qui établit enfin Paul Thomas Anderson au rang des grands, de ces tragédiens du septième art qui ont marqué leur époque. On serait presque tenté d'en faire un classique instantané ; c'est au minimum un chef-d'œuvre.
Cinemaniaque
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le 27 sept. 2010

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