La Comédie évolue. Nous avons fait nos adieux depuis bien longtemps aux acrobaties physiques de Buster Keaton, aux plaisanteries de Bob Hope, aux réparties cinglantes de Cary Grant et d'Irene Dunne. Le genre régnant du moment est la comédie de l'embarras, vu dans les films de Judd Apatow, des frères Farrelly et dans toutes les farces sur la perte de virginité : elle semble attirer particulièrement les plus jeunes, qui peuvent se lier aux silences gênés envers leurs amours du moment, coincés en la compagnie de quelqu'un de clairement repoussant physiquement parlant, ou bien d'être soi-même le compagnon ringard de quelque canon dégoûté, ce déséquilibre primaire des puissances étant le noyau des plaisanteries - jusqu'au générique du fin, où le ringard en question aura fini entre temps avec le canon évoqué. Le premier long-métrage de Lena Dunham est aisément reliable à ce genre de comédies grand public de l'embarras, mais elle y ajoute une mesure audacieuse, proposant un ensemble plus subtil et sophistiqué, une comédie du chagrin. Et dans le monde de Dunham, il n'y a pas de happy ending, seulement un réalisme lumineux.

Quand Tiny Furniture est sorti en 2010, il a été vanté comme un premier film empli d'une assurance remarquable. À vrai dire, la réalisatrice de 25 ans a rodé sa sensibilité artistique depuis le lycée à l'aide d'une douzaine de court-métrages et d'un premier long, Creative Nonfiction, qui est à la fois hilarant et atrocement douloureux. Jouant ses propres protagonistes dans des récits tirant sur l'humiliation, le rejet sexuel, l'immaturité et les maladresses en général, Dunham s'est mis où il fallait, avec un regard de défi et sans les garde-fous que les comiques mâles emploient habituellement : sa seule protection est son auto-conscience artistique, qui est formidable.

Les films de Dunham se sont concentrés pour le moment sur le dilemme qu'est d'être jeune, dans ce stage transitionnel avant d'être un adulte à part entière. Notre culte flatte la jeunesse, la brandissant comme l'étendard de la beauté et de l'insouciance. Mais Dunham nous montre l'autre face de la pièce : ce que c'est que d'être impuissant face aux évènements, à la dérive, seul, forcé à faire des jobs mal payés et déprimants n'ayant rien à voir avec les ambitions professionnelles, et certainement pas aussi libéré sexuellement que ce que certains plus âgés aimeraient croire. (pour reprendre les mots du poème "High Windows" de Philip Larkin, "Toute jeune personne descend le long de la glissade / Vers le bonheur, perpétuellement.") Dans le même temps, dans Tiny Furniture, elle expose avec un détachement ironique l'apitoiement sur soi-même exaspérant et l'assistanat constant d'Aura, son personnage. C'est à la fois un privilège et une malédiction d'être capable d'abuser et d'envoyer chier ses parents, et de se sentir désolé pour soi-même dans le processus. Dans le film, la mère demande à Charlotte, l'amie d'Aura : "As-tu autant le sens de l'assistanat que ma fille ?" Charlotte répond "Oh, croyez-moi, le mien est encore pire."

Aura et Charlotte sont des enfants d'artistes. Les parents de Lena Dunham, comme elle le montre clairement dans ses films, sont également artistes : son père, Carroll Dunham, est réputé pour ses peintures choquantes faites d'animaux de basse-cour et de sexes montrés au grand jour ; sa mère, Laurie Simmons, est connue pour ses sculptures miniatures et ses photographies provoquant le malaise, dont une série sur une journée dans la vie d'une poupée gonflable japonaise. Ces enfants du centre-ville de New York sont, à certains égards, blasés, avec les discussions à la maison sur le transsexualisme, la fellation, et la théorie cinématographique ; à d'autres égards ils sont plutôt naïfs, dû à l'étroitesse provinciale venant à celui étant élevé dans un environnement libéral de protection permissive. Grandir au pied de ses parents aux vernissages de galeries et aux lectures de poésie, en voyant leurs parents être adulés : que reste-t-il aux enfants des rebelles de l'avant-garde que d'être plus torpides, plus prudents, plus sceptiques, plus incertains ? James Mangold, réalisateur fils de deux peintres, est parti à Hollywood ; Azazel Jacobs a fait un film, Momma's Man, sur la retraite dans le loft ombilical de ses parents réalisateurs. Lena Dunham, dont les propres films tracent son passage dans une école d'arts libéral et son retour après le diplôme, dramatise sur combien il est difficile de quitter le cocon bohémien de Manhattan.

Tiny Furniture débute avec la fille prodigue rentrant à la maison de l'école, et un accueil assez frileux : sa mère est distraite par la création d'œuvres, et sa jeune sœur étudie pour ses SAT et est dans tous les cas dans une concurrence dédaigneuse avec Aura - les deux rôles sont joués parfaitement par les propres mère et sœur de Dunham. Le loft duplex tout de murs blancs et de livres alignés, disséqué cliniquement par la caméra, paraît élégant mais froid - tout sauf accueillant. Le jugement de Charlotte est impitoyablement méprisant : "Nos gens sont des trous du cul." Aura est plus fidèle à son éducation, bien que sa mère artiste apparaît comme égocentrique (de cette façon que le sont les gens créatifs), distraite, réservée, ou simplement fatiguée.

Alors que le film semble être à première vue sur le personnage tâtant les potentiels romantiques et vocationnelles de sa nouvelle vie post-étudiante, le film se trouve être (selon moi) une histoire de relation mère. Aura ne cesse d'essayer de montrer à sa mère qu'elle ne sait pas comment vivre seule, qu'elle a toujours besoin de ses conseils chaleureux. Jalouse de l'accès que sa jeune sœur et l'assistant de sa mère ont à la femme, Aura lit les journaux intimes que sa mère tenait quand elle avait son âge, afin de se lier secrètement avec elle et de se rassurer sur la normalité de son manque de direction. La seule chose à laquelle elle pense afin d'obtenir une réponse maternelle est de briser les règles domestiques afin de rendre sa mère énervée. Pendant ce temps, elle rejette son amie d'études artistiques qui souhaitait être sa colocataire en disant qu'elle ne peut pas vivre avec elle parce qu'elle doit rester chez elle - sa mère a "besoin" d'elle. C'est l'opposé de la vérité, mais avant tout une expression de ses fantaisies intérieures. Tout au long du film Aura demande la permission de dormir dans le lit de sa mère et, dans la dernière séquence, cette permission est donnée. Elles ont une conversation calme pour se mettre au point : "Je veux seulement réussir comme toi dans la vie", admet Aura : sa mère la rassure. Elle donne un massage à sa mère. Elle a finalement réussi à revenir au confort du corps de sa mère. Mais sa mère est toujours tendue, indisposée par une douleur au dos, et ennuyée par le tic-tac d'une horloge à côté. Aura est finalement capable de sentir que sa mère a besoin d'elle, ne serait-ce que pour un court instant.

Dans l'un des court-métrages conceptuels très amusants de Lena Dunham, Open the Door, ses parents font sonner l'interphone de l'immeuble pour rentrer, ayant oublié leurs clés. Lena les "dirige" avec des phrases qu'ils doivent dire avant de leur permettre d'entrer, tout en filmant leurs visages effarés et de plus en plus énervés dans le petit écran vidéo de l'interphone. C'est un conte de fées renversé : l'enfant a désormais pris le contrôle du domaine familial, et les parents doivent supplier pour y retourner. Dans Tiny Furniture, l'enfant, qui n'est plus enfant, semble désespéré de retourner dans le domaine familial ; mais la permission ne lui est donnée que provisoirement, par obligation, et avec répulsion.

Qui contrôle la sphère domestique, et qui profite de ce fait des privilèges nocturnes ? Dans les deux longs de Dunham, la protagoniste emmène chez elle un homme qui a besoin d'un endroit où dormir, avec l'espoir tacite qu'il lui fera l'amour. Et lui, étant un gros con narcissique pas attiré par elle, n'en fait rien. Et les deux films suivent ce tracé : d'un côté le garçon qui ne lui fera pas l'amour, bien qu'il abuse de son hospitalité, et le garçon qui lui fera l'amour, bien que ce soit du sexe cru, sans une once de tendresse, et qui ne change absolument rien.

Le personnage de Dunham est consistent en cela qu'elle se pousse toujours elle-même sur les gens et les situations, souhaitant presque être rejetée et, bien que fondamentalement timide, demande à être vue. Elle fait parader son corps tatoué et un peu en surpoids comme pour un défi d'exhibitionniste : regardez-moi. Une des scènes les plus grinçantes de Tiny Furniture voit Aura marcher sans pantalon dans la fête de lycéens de sa jeune sœur : cette dernière l'accuse méchamment d'être prête à tout pour attirer l'attention, et il y a une certaine vérité derrière ses propos. Dans le court de Lena Dunham "The Fountain", son ex distinct clairement son "effeuillage" de celui d'une stripteaseuse, lui demande pourquoi elle tient à montrer son corps à des gens qui ne souhaitent peut-être pas le voir. ("The Fountain", au passage, est le court qu'Aura accepte de montrer à une exhibition artistique dans Tiny Furniture.) L'exposition de sa chair flasque est-elle voulue comme une déclaration féministe ? Ou dit-elle simplement que c'est à ça que ressemblent les gens normaux, pas à des stars de cinéma ?

Dunham ne cesse de s'améliorer en tant que réalisatrice : formellement, elle a fait un long chemin depuis les joyeuses images low-tech en basse résolution de ses plus vieux travaux. Ces court-métrages font partie d'une esthétique Youtube qui procale que tout le monde peut être réalisateur. Dunham parodie cet élan "do-it-yourself" et s'en distancie dans Tiny Furniture avec le personnage du connard narcissique, qui se fait appeler le "Cowboy Nietzschéen", "une sorte de gros truc sur Youtube". Le connard narcissique se crée à domicile, de manière intéressante, en lisant dans son lit une copie du livre "Dieu, Shakespeare et moi" de Woody Allen appartenant à sa mère. Allen pourrait sembler être une influence majeure pour Dunham et un contraste édifiant, l'incarnation de l'auteur mâle surveillé : elle a adopté sa stratégie de performer son propre matériel auto-critique ; elle utilise les rues de New York "vidées" d'une façon similaire ; et les séquences dans le loft, avec leurs grands angles coupées par les verticales des murs, semblent citer la cinématographie des scènes d'intérieur par Gordon Willis dans Manhattan. Cependant, la différence est que les premiers films de Woody Allen étaient construits autour de situations bien plus exagérées, et que de tous les rôles de ses films, Allen parvint à donner les lignes les plus mordantes à son personnage - il y avait une certaine suffisance dans sa performance de lui-même. Dans le cas de Dunham, nous avons une réalisatrice comique qui avoue courageusement - mieux encore, insiste - dans les interviews que les situations humiliantes à l'écran lui sont plus ou moins arrivées. Nous assistions à l'Affreuse Vérité.

Le titre de son premier long-métrage, Creative Nonfiction, attire délibérément l'attention sur les sources personnelles de la narration. Dunham, ayant fait ses preuves en écriture créative dans son école, est une réalisatrice très littéraire : elle écrit des dialogues surprenants, comme cette dispute bien trop réelle entre la mère et la fille lorsqu'Aura tente d'échapper au blâme de ses méfaits en balançant un ensemble de reproches éparpillés dans le temps. Elle disperse à tout va des références littéraires - le sous-chef lit W.G. Sebald et Cormac McCarthy. Face à toute sa candeur, il est important de rappeler que Dunham a passé au crible et modelé sa matière première pour atteindre cette convainquante forme dramatique et sa richesse psychologique. Comme tous les artistes autobiographiques d'importance, cette réalisatrice a concocté un personnage qui est tirée d'elle sans être elle. (On peut soupçonner que, loin de l'inertie centrée sur le fœtus d'Aura, Dunham elle-même est beaucoup plus dynamique et avec une personnalité plus forte - après, elle a réussi à diriger ses propres films en ayant à peine plus de 20 ans...) Elle est également, et bien qu'on lui ait assez peu donné ce crédit, une actrice talentueuse, capable de donner toutes les nuances de perplexité, fierté, et de douleur. Si elle ne fait "que" jouer une réplique convaincante d'elle-même, ce n'est pas rien, après tout. Dans Tiny Furniture, elle prouve qu'elle est une habile directrice d'autres acteurs, qu'ils sont amateurs ou professionnels. Le voile de l'amateurisme ne lui sied plus, tout autant qu'il ait pu lui permettre d'atteindre ce niveau de liberté et d'accomplissement. Lena Dunham se forme en force à reconnaître dans le futur, et déjà comme un talent très engageant.
BiFiBi
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le 18 févr. 2012

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BiFiBi

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