Cela commence avec la vue intérieure d’un piano bastringue qui laisse s’échapper le thème musical central du film, une musique en apparence dynamique et enjouée de Georges Delerue mais dont les dissonances contribuent à créer un sentiment de malaise, voire de gueule de bois.


Cela finit avec Charles Aznavour (dans un double rôle, ou triple, ou quadruple, on ne sait plus franchement) qui apparaît en gros plan avec son regard mélancolique et désabusé, jouant un thème identique au tempo cette fois plus lent. Le piano a disparu du cadre.


L’homme et son piano, son cœur et sa mécanique, l’intériorité et les apparences, une dualité constante et inconciliable.


Des miroirs partout (et à la fin brisés), des affiches et des tableaux du pianiste au fait de sa gloire alors qu’il se contente désormais de jouer dans un café modeste pour tenter d’effacer les traces de son passé, des mises en abyme dans les mises en abyme, des flash-back dans les flash-back.


Bref, François Truffaut s’amuse à nous perdre (des esprits chagrins diraient à nous exaspérer), à mélanger les genres, les thèmes et les registres. Le film se conclut comme il démarre (jolie épanadiplose) en miroir déformant. Après le piano, la poursuite dans une ville la nuit, où poursuivi et poursuivants demeurent indiscernables dans une obscurité complète. Avant Charles Aznavour, la lumière blanchissante inonde le visage inerte du personnage de Marie Dubois qui s’écroule dans la neige.


Entre ces deux temps, un chaos complet, extrêmement difficile (voire impossible ?) à détricoter.
Une évidence subsiste néanmoins : le principe de la dualité se poursuit jusque dans le registre du film qui prend le risque de juxtaposer en permanence comédie et tragédie, comme sur un fil tendu.


Ces basculements brutaux très déconcertants ont la particularité de se réaliser à chaque fois au cours d’une même séquence, avec de multiples exemples :



  • La course-poursuite initiale entrecoupée par une séquence de discussion triviale sur les joies du mariage entre le poursuivi et un passant lambda qui passait dans le coin et qu’on ne reverra plus, puis par une séquence de bar dansant avec Bobby Lapointe en guest star chantonnant « Framboise ».


  • Chaque apparition des gangsters, archétypes patibulaires du genre du film noir que le film s’amuse à détourner, est constamment contrebalancée par des séquences surréalistes délicieusement absurdes qui sont ponctuées par des dialogues en roue libre et parfois hilarants, et ce même dans des contextes qu’on supposerait lourds et tendus (notamment un kidnapping d’enfant). La trivialité inattendue des dialogues et l’humour sans rapport avec le sujet (en admettant qu’il y en ait un), ni avec le genre du film noir, était sans doute très avance sur son temps, et a dû largement inspirer, par exemple (mais pas que) un cinéaste comme Quentin Tarantino qui en a fait sa marque de fabrique tout au long de sa carrière. Les personnages du film noir sortent du cadre, pour se montrer tels qu’ils sont : des gens comme les autres qui peuvent débattre de considérations strictement matérielles (avec une jolie réplique relative à la société de consommation et à l’ennui). L’implication et l’empathie du spectateur ne peuvent qu’en sortir renforcées.


  • Une scène de bagarre dans un bar peut démarrer dans le plus pur burlesque, avec l’utilisation d’éléments de décors improbables (comme un baby-foot) pour servir d’obstacles, avant de déboucher sur un meurtre sordide.


  • Le dénouement, lui aussi très chaotique, peut alterner entre une fusillade grandguignolesque filmée en plan d’ensemble, avec des personnages incapables de se toucher à bout portant, et la tragédie intime.



Ces disparités radicales peuvent laisser perplexe et perdre le public. D’autant, que François Truffaut n’hésite pas à renforcer la complexité de son récit en utilisant des ellipses parfois vertigineuses.


Une scène est à ce titre très troublante : Le personnage de Charles Aznavour, terrassé par la timidité, décide malgré cela de se rendre à une audition d’un impresario influent. On le voit écrasé par les dimensions du décor, de cette cour de l’immeuble dans lequel il doit se rendre, puis dans ce couloir aux dimensions interminables. Et il hésite à appuyer sur la sonnette, avec ici un contraste radical, la caméra se fige en gros plans sur son doigt tendu qui se crispe. La musique du violon d’une candidate qui le précède se fait douloureusement entendre hors champ et lui tire des grimaces.


Puis la porte s’ouvre, et il est propulsé malgré lui dans la salle d’audition, c’’est la candidate qui lui laisse sa place. Le personnage de Charles Aznavour disparaît, mais le plan ne s’interrompt pas pour autant. Très étonnamment, la caméra décide de tracer le chemin de la jeune candidate qui s’apprête à quitter l’immeuble. Les premières notes de piano se font rapidement entendre, l’impétrante s’arrête, mais la caméra poursuit sa route comme si la musique libératrice remplissait cet espace si oppressant il y a quelques instants à peine. La caméra semble s’envoler, la jeune fille disparaît, la musique perdure, et nous voilà transportés en un trait de temps avec le personnage de Charles Aznavour désormais en pleine gloire qui donne un concert.


C’est ici l’occasion de souligner le rôle fondamental de la musique du film, souvent ambigüe, parfois volontairement à contretemps, mais toujours essentielle dans sa capacité à créer du lien entre les innombrables disparités et ruptures qui parsèment tout le trajet du film (autre exemple : le passage magnifique d’une zone urbaine sèche et sombre, à un décor de campagne complètement enneigé et éblouissant, tout cela rendu possible par l’écoute en continue de la radio).


Enfin, une question pourtant importante reste irrésolue : Quel est le sujet du film ? Difficile à déterminer… On peut trouver des idées forces : peut-être la question des rapports hommes/femmes et de leur incommunicabilité qui revient régulièrement ? L’homme et l’artiste ? L’artiste et l’homme ? Qui être, comment se comporter et en quelle circonstance ? Charlie Kohler est-il Edouard Sarroyan ? Les différences entre les deux personnages sont telles, qu’on pourrait en douter, un grand timide qui succède à un égocentrique mégalomane, est-ce cohérent ? Un énième paradoxe, avec l’ajout d’une voix intérieure pour le personnage de Charles Aznavour, mais qui n’est pas sa propre voix…
La thématique de l’éternel retour (à la famille, à ses débuts), l’amoncellement des échecs et des déceptions qui pèsent de plus en plus lourdement sur la conscience, sans jamais pouvoir faire table rase du passé.


Et une réflexion sur le cinéma et son langage nécessairement.


Le final du film est éloquent : il n’y a aucune raison narrative à ce que le méchant tire sur le personnage de Marie Dubois, et pourtant c’est ce qu’il fait, et ce meurtre relève de l’évidence lorsque l’on visionne le film. Le langage cinématographique s’émancipe et décide de dicter le récit, pour abroger toute servilité.


Au départ de cette séquence, tout est très chaotique, il est ainsi impossible de déterminer où se situent dans l’espace les différents groupes de personnages par rapport aux autres. Les échanges de coups de feu démarrent entre voyous, et il n’y a pas de raison logique qu’il en soit autrement. Mais c’est la caméra qui décide de sceller le destin du personnage de Marie Dubois, en se fixant sur sa course, sans oublier la musique de Georges Delerue qui s’emballe soudainement. Alors, il n’y a pas d’autre choix que de l’assassiner froidement, avant de reprendre la logique du récit (le tueur retourne à la fusillade initiale). Deux diégèses parfaitement distinctes, une histoire d'amour et un film noir, viennent de s'entrechoquer.


On voit le personnage de Michel Aznavour qui court vers la gauche du cadre (pour rejoindre la morte), tandis que dans le même plan les tueurs partent vers la droite (pour rejoindre la fusillade), manifestant un désintérêt complet pour cette histoire qui n’a jamais été la leur, et qui ne les concerne en rien.


Confusion à tous les étages donc, tout cela finit par ressembler à un patchwork dans lequel l’interprétation prend tous les risques de s’embourber durablement


Reste très sûrement une tentative poétique, originale, inédite, visant à casser les codes, à proposer autre chose, quitte à se planter. Et le film se plantera doublement, échec commercial et critique, échaudé François Truffaut ne se risquera plus à ce type d’expérience. Mais l’expérience reste et continuera de singulariser cette période si particulière du cinéma français, et de marquer des générations de cinéphiles.

KingRabbit
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le 29 sept. 2020

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