Du cinéma des temps de catastrophe

Un apax qui représentera 2021 dans la mémoire cinématographique


Titane, voici deux mois qu’est sorti sur les écrans ce film de Julia Ducourneau, avec Vincent Lindon dans le rôle d’un père pompier (Vincent), et d’Agathe Rousselle en fils enceint (Alexandre, Alexia). La Palme d’Or gardera cet apax dans nos mémoires 2021. Car c’est une audacieuse exposition d’énigmes de notre époque, les normes de genre et de comportement, le masculin et le féminin, les fluctuations d’identité, les débats avec les assignation de rôles, la parenté et la filiation.


Paternité fanatique


La dernière image de Titane est une impressionnante composition. Vincent serre sur son épaule un nouveau-né dont l’échine de titane luit et dont nous ne verrons que le dos frémissant, rouge, et souillé des coulures métalliques de sa naissance. Le tableau agit comme un collage de fragments des images précédentes. Vincent vient de découvrir en même temps la féminité et la maternité de son fils. Il l’a aidé-e à accoucher et l’a vu-e mourir. Aussitôt il reprend le rôle de père, cette fois d’un enfant chimère, cyborg au sang de métal, "titanesque" (titane-titan). Le spectateur n’est pas indemne. Il vient de vivre une dernière séquence chaotique, secouée par les à-coups des émotions et comportements aléatoires d’ Alexandre- Alexia, et Vincent. Vincent vient d’accoucher son fils- femme, dans l’urgence d’une naissance-agonie, de façon musclée, en réanimateur. Tentant de le-la maintenir en vie, il l’appelle pour la première fois de son nom jusque là secret, Alexia. Cependant la mort s’ensuit. La gestation mystérieuse ne laissait rien présager de bon. Il chuchote au nouveau-né «  Je suis là », son bleu regard face caméra avec une intensité d’illuminé. Vincent Lindon est illuminé, oui, d’une décision intemporelle et absolue, occuper la place de père tout au long de sa vie et dans tous les rôles : père fanatique d’un enfant kidnappé, commandant d’une équipe de pompiers, à qui il dira  « Pour vous je suis Dieu », père de l’enfant errant qu’il veut transformer en son fils, et donc tu seras sapeur pompier, mon fils et enfin père d’un être hybride né d’une sexualité étonnante entre une voiture bien métallique et une jeune femme danseuse.


Grammaire du malaise dans la relation


Le film se comprend depuis sa fin comme s’il était pensé pour être regardé en remontant les scènes après-coup. C’est tout sauf une narration, c’est plutôt un jeu de séquences offrant une grammaire du malaise. On emporte avec soi des scènes frappantes, que l’on fait défiler en une collection d’images déroutantes qui synthétisent des tensions en renforçant le trait. Justement il s’agit de dépeindre des rapports qui ne ressemblent à rien, où ne se rencontrent que paniques et volontés erratiques. Nous, spectateurs, sommes la camera obscura de ce film anti-narratif dont un certain montage, celui des associations et significations, nous est rendu et nous incombe.
Le film enchaîne des scènes, des rencontres fugaces, des agressions, des crimes, des pantomimes érotiques, des repas familiaux qui sont un catalogue fantasmatique de scènes sociales d’ordinaire traitées selon certaines conventions, et qui sont ici radicalement redessinées. Dans le cinéma de papa, les interactions, qu’elles parlent d’harmonie ou d’opposition, même les plus brutales, reposent toujours sur des rôles, des caractères toujours liés à des stéréotypes si variés soient-ils, et des schèmes d’action qu’en général le spectateur décode, quelle que soit la complexité des combinaisons, parce que les référents sont bien établis. Ici c’est une grammaire fruste, pulsionnelle, désordonnée, et dépouillée qui nous embarque et nous sidère. La convention des rencontres et des dialogues est disloquée pour faire sortir des intensités insoutenables émotionnellement (rejet, haine, dégoût, honte, produisant de la dysharmonie, de la dissonance, de la pression, de la soumission, de la violence). Habituellement quand des rencontres s’annoncent sans issue - nous en avons le germe bien des fois dans notre quotidien d’humains- on s’en extrait par des transactions communicationnelles ( évitement, refoulement, non dit, baisser la charge, sauver la face, s’écraser, faire une blague, dire qu’on ne l’a pas dit, s’excuser, s’enfuir, appeler à l’aide).


Un arpentage désespéré


Ici Julie Ducourneau n’offre aucune négociation ou compromis à son personnage féminin masculin. Elle le-la dégage systématiquement des interactions emprisonnantes par l’isolement : le refus, le crime, le vomissement, le jet de bile blanche et noire, le silence abruti, l’anonymisation, l’autisme, et sans l’échappatoire des répertoires de scripts de communication. Ce qui lie ces scènes oniriques, ce n’est pas une logique de récit, ce sont les arpentages que mène à grands pas hâtifs cet être quasi sans nom et sans caractère. A sa suite nous cavalons dans les traversées de salle de spectacle, garage, hangar, aéroport, caserne, appartements, des espaces qui balisent nos mondes sans les enchanter. Il n’y a de récits que dans les scènes de danse, de feu, de mort, ou de soin, là où il est question du souffle et du battement de coeur qu’on risque de perdre pour toujours. Femme, dont nous voyons le corps érotisé puis enceint, en fuite, elle se réfugie dans l’identité d’un garçonnet disparu. Perdu pour perdu , autant s’identifier à un jeune adulte qui n'existe pas, tel qu’il serait peut-être devenu en 10 ans, et que le dépeint un portrait robot sur une affiche dans un aéroport. Nous suivons le façonnage désespérant du corps de l’héroïne, hybridé par le titane d’un accident initial de voiture, entretenant avec les carrosseries un rapport d’excitation furieuse - belle américaine ou camion de pompier, t’es belle comme un camion, au pied de la lettre, féminisé par la danse érotique, la fécondation, queerisé par la mutilation volontaire (se casser le nez, au sens propre, se bander le corps en un silice d’élasthane, se percer le ventre pour tenter d’accoucher d’on ne sait quoi qui suinte du métal en fusion, se faire raser la tête par le père qui veut transformer en sapeur pompier l’être errant qu’il reconnaît pour son fils.


Ce sera de plus en plus dur de faire du cinéma quand l'anthropocène se corsera


Oui, c’est un film éprouvant et douloureux, qui force la note pour poser un vocabulaire, primaire, clé de passage entre des mondes psychotiques. Un monde où personne n’est à sa place, où les rôles ne suffisent pas à enrayer les paniques et à endiguer les angoisses, ça ne vous parle pas ? C'est un peu nous, c'est un peu ça, je pense. Cela pourrait être un film de Pialat, discontinu, frustrant, laissant le récit en suspens, mais nous sommes en 2021, il s’est passé deux ou trois choses depuis « Nous ne vieillirons pas ensemble », alors Julie Ducourneau y va. Il y a la dinguerie des mondes fous, de Funny Games, de Canine, d’Orange Mécanique. C’est un film qui traduit la douleur du temps, douleur encaissée au fil des générations par les corps héritiers, que ça vient cabosser comme sur une carcasse de métal. Julie Ducourneau casse la grammaire narrative, casse la grammaire des relations. Elle risque le tout pour le tout pour exprimer de l’inconnu. Il y a du grotesque et des fausses pistes, tant pis, tant mieux, c’est du cinéma, et fort, imprégnant, pas celui où on s’intéresse à la beauté d’une histoire, où l’on discute de la psychologie des personnages de leurs faits et gestes ou de leur vraisemblance, juste des images de feu qui reviennent hanter et laissent perplexes. No way. Certes on plonge dans l’incertitude, mais pas plus que tous les jours, en somme un bon film pour imprimer une image de 2021 : feux géants, oppressions, martyrs, révoltes, massacres, internalisés par des corps vivants.

SophBomb
8
Écrit par

Créée

le 20 sept. 2021

Critique lue 312 fois

SophBomb

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