Difficile de décrire ce film et ce qu'il provoque sans sortir les grands paradoxes ! Jubilatoire, épuisant, agaçant, frustrant, idiot, délirant, incompréhensible... Recontextualisons un brin tout de même, avant de se lancer dans le tas.


Sion Sono est le nouveau stakhanoviste du cinéma baroque japonais. Aux côtés de Takashi Miike, qu'il ne porte visiblement guère dans son cœur, il enchaîne les films, à raisons de deux, trois, voire quatre par an, dont en général un seul parvient jusqu'à nos écrans - et encore ! Guilty of Romance était le premier de sa filmographie à être distribué en France. Vint ensuite Land of Hope dans un nombre restreint de salles, suis une ressortie rare du monumental (et qu'il me tarde de voir) Love Exposure. De quasi inconnu au statut de cinéaste culte de quelques geeks (son Suicide Club lui valait une bonne réputation), Sion Sono est passé en quelques mois en coqueluche des cinéphiles huppés. Voire un de ses films, c'était une sorte de trophée, de gloriole. Alors forcément, en général on préfère en dire du bien plutôt que de le descendre, c'est suffisamment peu évident d'avoir accès à ses oeuvres pour en plus cracher dessus.


Et puis vint Tokyo Tribe. Montré l'an dernier à l'étrange festival en VOSTEN, puis nada. Et pourquoi ? Parce que simplement, il s'agit d'une comédie musicale hip-hop, pratiquement intraduisible car intégralement rappée. Le film sort en DTV à la fin de l'année, mais j'ai eu l'honneur de le découvrir en clôture des Hallucinations collectives ce soir à Lyon, où il a reçu un accueil assez mitigé. Ne boudons pas notre plaisir et revenons un peu sur ce curieux objet cinématographique.


L'ouverture du film est un éblouissement. Un plan séquence virtuose et foutraque en même temps, où les couleurs fluo qui caractériseront tout le film bavent déjà, où fourmillent la vie et la violence putrides des bas fonds imaginaires et imaginés par un cinéaste complètement barge, et l'on suit tour à tour une flopée de personnages pourtant secondaires. Sono Sion ose tout pendant ces quelques minutes époustouflantes. Flashback de 60 secondes dans le cadre d'un même plan (prends-ça, Birdman !), dilatation de l'espace, de la narration, vignettes pop, enchaînement de mini digressions, érotisme nippon de bon aloi. On en reste coi, et la tension monte. Les chansons sont plutôt sympas, en tout cas rythmées, pour le puceau de rap japonais que je suis, et on peine à suivre tant l'action que les paroles, qui sont notre seul pont vers la compréhension du récit, pas des plus simples. Les tribus se suivent et ne se ressemblent pas et le film tricote une esthétique pop assez inouïe, quelque part entre le clip de gangsta rap ringard au kitsch-beauf assumé, le délire d'esthète baroque et la guerre des gangs opératique à la sauce pop qui nous est initialement vendue. C'est trépidant, c'est jouissif. Certes, on a du mal à suivre à tout comprendre, mais pendant près d'une heure, le film déroule un univers parfaitement inédit et complètement barré, qui ne cesse de provoquer l'ébahissement.


Malheureusement, le cinéaste semble ensuite victime de son propre bouillonnement, le rythme piétine un peu, les plans se font plus courts, le montage trop cut et moins lisible, et on commence à prêter attention à tous ces petits couacs et défauts, dont la plupart sont probablement liés aux conditions mêmes de production et de réalisation de ce truc. Figurants en roue libre, faux raccords inouïs (jour/nuit en un changement d'axe), fils narratifs abandonnés, scènes avortées... On a l'impression de voir un récit de 5 ou 6h condensé en 2 heures bien remplies mais néanmoins pleines de petites scories. L'univers visuel absolument délirant du film n'est pas utilisé à fond, la violence de son propos ne se répercute pas suffisamment dans les images. On songe à un autre film japonais inédit chez nous, le "For Love's Sake" de Miike, autre comédie musicale OVNI sur fond de guerre des gangs shakespearienne. Et là, il faut choisir son camp. Les deux cinéastes ont un goût prononcé de l'humour graveleux, de l'absurde "WTF", des petites culottes qui volent et des chansons un peu ringardes, mais la mise en scène diffère totalement : le premier (Sion) excelle dans l'amplitude et la longueur, le second dans la frénésie. Le problème, c'est que le film de Sion verse allègrement dans le style de Miike sans parvenir au même degré de maîtrise. Par moments, les meilleurs, c'est du Kurosawa sous acide en mode guerre des clans et film de mafia, et puis dans d'autres, c'est simplement un gros nanar de série Z qui manque de moyens. Les CGI sont assez dégueulasse, et la dernière partie du film, qui renoue pourtant avec une jubilation très nihiliste que laissait présager le début en faux film-noir mais fluo, manque cruellement d'application.


Et je vous passe le fin mot pénien de l'histoire, c'est rigolo mais ça va deux minutes, et puis parler de grosses bites sans en montrer une seule alors que tu viens d'exhiber pendant deux heures les nichons de toutes tes actrices, assortis de leurs petites culottes, c'est un peu du foutage de gueule.


Terriblement inégal, mais porté par un élan jubilatoire grâce à une première moitié vraiment dynamique et réussie, une curiosité assez inclassable qui au final ne fait que démontrer le beau bordel que peut-être la culture pop japonaise.

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le 6 avr. 2015

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Krokodebil

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