Avec Toni Erdmann, Maren Ade dépeint brillamment un portrait anti-capitaliste qui dépasse les poncifs du genre. Le fil d'Ariane qui soutient sa narration se concentre en effet sur une facette du sujet qui n'est pas souvent abordé, alors même qu'il s'agit de l'une des pierres angulaires des travers du système : le workalcoolisme. Cette fuite du temps au profit de la performance et de la productivité. Cette déshumanisation qui mue les corps et les esprits en ressources qu'on cherche absolument à maîtriser. Ce paradigme de l'extrême ou "T'es une bête" fait office du Saint-Graal de la gratification. Je n'ai jamais vu ce thème creusé avec autant de justesse; nourri par une somme d'attitudes, d'expressions corporelles, de phrasés et de situations très réalistes. Ines, consultante allemande pour une société pétrolière roumaine, devenant ainsi l'incarnation d'un ces rouages, beaucoup trop happés par ses responsabilités pour prendre du recul sur sa vie et/ou sur les conséquences de ses actes.


La vision "macro" est elle même tout aussi intéressante. À l'image du cabinet de consulting d'Ines présenté comme un épouvantail offrant la possibilité d'externaliser l'irresponsabilité morale qu'on refuse d'assumer en interne; ou encore l'illustration du fossé séparant les classes supérieures et moyennes en Roumanie. L'écriture, fine et délicieuse, montre finalement que le véritable paradigme de l'absurde présent dans le film est loin de se situer là où on le croit.


Et dans cette fresque immorale, "Toni", le père d'Ines, apparait comme un petit rayon de soleil. C'est un peu le tonton pince-sans-rire qui a toujours un jeu de mots dans sa besace. J'aime beaucoup la manière dont ses scènes d'exposition ne tardent pas à nous présenter toute l'entendue de sa carapace tout en exhibant l'homme fêlé qui s'y cache "épisodiquement".


On pourrait presque résumer le film en le présentant comme l'inverse d'une histoire d'accompagnement en fin de vie, avec toute la naïveté apparente et la profondeur abyssale qui va avec. C'est une ode au retour à la vie dans laquelle le papa roublard jouerait le rôle du thérapeute de l'humour, ses exercices de "rééducation" étant basés sur le lâcher-prise et l'écoute de soi. Toute la progression du film est soutenue par la dynamique de leur relation pere/fille très touchante.


Hollywood tente de nous faire croire que la subversion est une affaire de classification. Ce film nous rappelle que la qualité d'écriture et la maîtrise d'une mise en scène seront toujours plus efficaces qu'un cahier des charges qui place des paires de seins place en arrière-plan pour rentrer dans les clous. Les effets comiques ne font évidemment pas toujours pas mouche, mais ils ont le mérite de toujours proposer une seconde lecture "de secours" qui renforce le pathétisme ambiant. Par contre, je dois dire que certaines situations sont vraiment hilarantes. Ma salle était d'ailleurs très réceptive à cet humour ciselé; c'est assez rare de voir autant de personnes littéralement pliées de rire.


Dans un sens je trouve qu'il y a quelques collisions avec The Wolf of Wall Street. On retrouve cette volonté de montrer les actes extrêmes d'un milieu en perte de valeur. Sauf qu'ici la "coolitude" et le glamour ambiant ont été troqués par cet humour noir et cynique qui frôle parfois le sordide; sans aucun dérapage de ton. Le film va beaucoup plus loin, mais son "second degré" arrondit amplement les angles pour rendre tout acceptable.


Toni Erdmann est donc loin de l'OVNI que je m'amusais à imaginer, mais se révèle être une oeuvre utile et rafraichissante. Son plan final fait presque office de challenge envoyé au quatrième mur. Don't loose the humour ! Ok ?

GigaHeartz
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le 18 août 2016

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