Très grand film. L’unaninisme cannois me faisait un peu peur, j’étais méfiant. Le film n’est pas poilant (contrairement à ce qu’indique la promo), même s’il est très drôle par moments, il travaille le plus souvent le malaise par des situations absurdes étirées jusqu’à ce que ça craque. Il est rempli de grandes scènes, complètement inattendues, folles et profondes. Mais il est surtout traversé par deux grands comédiens, dont je ne connais pas le nom, qui jouent le père et la fille. La fille est un miracle d’opacité, (presque) de bout en bout, elle trimballe sa moue indéchiffrable de scène en scène sans qu’on sache si elle va craquer, éclater de rire, tuer son père ou l’enlacer. Le film va vers une pacification des relations entre les deux personnages, mais dénuée de psychologisme et de mièvrerie, ce n’est pas trop un film de réconciliation et c’est heureux. Ce n’est pas davantage un film sur une cadre sup’ qui finit par ouvrir les yeux sur l’horreur économique à laquelle elle participe. Ca ne l’empêche pas, au contraire, d’être extrêmement fort dans sa description de ce monde managérial mondialisé et invivable mais c’est fait sans lourdeur et sans militantisme, ce n’en est que plus puissant. Toni Erdmann a un pitch impossible dont Ade tire un film riche de nuances et de situations complexes et parfois indécidables. Elle arrive à parler d’une multitude de sujets sans rendre ça étouffant ou dissertatif, c’est d’une écriture vraiment passionnante.
Ce que je trouve très fort dans le film, c’est, entre autres, son irrésolution. Les deux personnages se sont rapprochés au fil du film, certes, c’est un peu une réconciliation mais pas un alignement de l’un sur l’autre et c’est ça que je trouve beau et triste. La fille comprend sans doute mieux son père mais n’a pas changé d’un iota pour le reste : elle a d’ailleurs changé d’entreprise pour une entreprise bien réelle, leader dans le domaine du conseil (McKinsey) dans une ville phare du libéralisme triomphant (Singapour). Autrement dit, alors que dans la plupart des fictions la « naked party » aurait donné lieu à un licenciement ou démission forcée que le personnage principal aurait méprisé parce qu’il aurait enfin ouvert les yeux sur la misère de sa vie, ici c’est tout le contraire, il gravit les échelons. Pas de paternalisme donc, pas de décillage. Surtout que l’executive woman n’a sans doute pas beaucoup d’illusions sur son métier, sans pour autant être cynique (on sait d’ailleurs gré à Maren Ade de ne pas lui faire défendre son boulot dans une fausse tentative de nuance sur le mode de « chacun ses raisons »). Elle croit sans doute à ce qu’elle fait mais elle est aussi lucide sur son milieu et son métier. En témoigne son rapport sexuel triste (qui ne tombe pas non plus dans la facilité houellebecquienne de la médiocrité de la vie sexuelle du cadre anonyme) et bizarre qui lui plaît tout en ayant conscience de son pathétique. Un degré et demi, comme dirait l’autre.
Il faut aussi parler de cette fabuleuse scène où elle chante du Whitney Houston accompagnée de son père au piano devant une assemblée enthousiaste. Dans un film plus conventionnel, par exemple un Dolan, on aurait eu le droit à une réconciliation musicale, à une communion de la fille et du père. Là, pas du tout. Elle fait une prestation remarquable, très enlevée où elle semble redevenir une ado, mais sans égard pour son père, en ayant parfaitement conscience qu’elle fait une performance. Elle fait son numéro et se barre illico, sans un regard pour son père et les autres. C’est comme si elle lui disait « tu vois, moi aussi je peux jouer le rôle de la fille pleine de vie, qui se laisse aller, j’en suis capable mais je m’en branle car ce n’est qu’un jeu ». Superbe scène, grand film.