C’est avec une joie immense que, tout comme l’année passée, la chance de pouvoir pénétrer les lieux du Théâtre Louis Lumière afin d’y visionner un film en compétition aux côtés de grands noms de cinéma m’est offerte, ce par la divine providence de l’Olympe des journalistes qui, dans des élans prodigues, me donnèrent la chance de tâter le cuir de ce 69ème Festival de Cannes, année qui marque plus que jamais des tournants importants bien qu’encore trop peu visibles dans notre cinéma actuel.


Sans idées préconçues sur le scénario, le film à venir ni même la réalisatrice et les acteurs qui y figurent (données qui m’étaient inconnues), c’est à l’aveuglette que le rideau s’ouvrit sur cette œuvre qui, comme sous un papier cadeau, cachait un présent tant attendu au goût relativement fade mais pourtant doté d’un sujet acerbe et franc –l’ennui et la rationalisation propre à notre société actuelle- couplé d’une poésie contrastante mais maladroite selon moi.


Ines, menant une vie millimétrée, à la fois remplie d’événements et de projets mais vidée de sa contenance et de son sens, vit à contre-courant de son père qui, lui, choisit la régression, la lenteur, le jeu et l’oubli de la poursuite de la construction d’un soi dont la définition de sa fille lui semble inappropriée. Lui rejette la façon rectiligne et réglée qu’a sa fille de voir de le monde, approche qui semble scinder le film en deux parties selon la personnalité dominante à chacune : tel un diptyque religieux sur un thème apocalyptique, la première partie revêt une forme et une mise en scène sobre, réaliste et ordonnée, tandis que la seconde, amenée avec une déconstruction distillée lentement et presque invisible, inaugure une mise en scène plus soutenue , déconstruite et humoristique, jouant sur des situations absurdes et des quiproquos. Cependant, malgré l’honorable volonté de mener l’héroïne le long de ce chemin rédempteur vers la découverte du vrai visage de l’Humanité et d’elle-même –que la métaphore finale de la pose du dentier lui rend, déformant ce visage lisse et raisonnable-, l’œuvre se perd dans son ultra-réalisme et sa volonté poussive de dépeindre d’un monde fade, à tel point qu’elle ne semble plus avoir de goût, d’empreinte personnelle, manquant même dans la poésie et l’absurde de la deuxième partie d’une vigueur de narration et d’onirisme, qui n’est certes pas nécessaire au cinéma mais qui semblait être engagé par la réalisatrice dans la deuxième moitié, sans réel succès.


Cette année comme depuis quelque temps, les films traitant d’une génération dépassée par le mode de vie qu’elle tend à adopter, à savoir un rythme hyper-productif et un égoïsme poussé qui rejette toutes formes de relâchement des sentiments et de contemplation de la vie, sont légion. Le besoin de traiter de ce mal et de l’exorciser se ressent. C’est en cela que le film excelle, dans la création précise et réaliste d’une atmosphère que tant connaissent et qui enserre l’héroïne et son père (dans une moindre mesure) pour mieux en faire resurgir, avec un certain manque de style, les problématiques des personnages ainsi que ce qu’ils avaient perdus dans cette vie d’errance contrôlée. Cependant il convient de saluer le brio de la réalisateur dans sa mise en scène d’acteurs ainsi que dans la narration de l’intrigue : avec un sujet aussi simpliste que celui de Toni Ederman, Maren Ade parvient cependant à l’étirer au maximum sans trop en dire comme un long et lent parcours rédempteur lancinant car basé sur un seul objectif. En définitif, une expérience qui aurait mérité plus d’allégresse et de transport du spectateur mais dont les 2h42 sont absolument nécessaire à tous cannois qui, lui aussi, aurait eu avant d’entrer en salles voir cette projection si subjective, une vision trop lisse de la vie.


L’éclat jaillit de même du jeu des acteurs, franc et contenu, avec une Ines impassible mais laissant transparaître un désir cruel de vie, et un Toni Erdmann, le père, attachant au possible et désopilant dans sa maladresse et son originalité. Bien que cette atmosphère réaliste, à la fois froide et originale, témoigne bien de notre asservissement et de notre désir qui veut l’outrepasser, la totalité de l’œuvre reste entachée de longueurs et pourvue de quelques vides qui laissent nos espoirs de chefs d’œuvre -compte tenu du sujet abordé, du scénario et du démarrage du film- sur les sièges rouges du Théâtre Lumière. Les longueurs s’accumulent et les étirements de scènes sur des détails minimes, certes importants pour recréer cette atmosphère mais cependant trop présents par rapport à une intrigue qui pourrait gagner en étant exploitée avec plus de vigueur, ne laisse en bouche que le goût d’un dessert pétillant et sucré, le sucre d’une deuxième partie bien mieux menée que la première.


Mais puisqu’il faut souffrir et que le cinéma est affaire de point de vue que le réalisateur, comme pour tous les arts, tend à modifier (par rapport à notre point de vue habituel) et «brouillé » point de vue du spectateur, l’âcre plat principal nous semble tout de même nécessaire après digestion, réellement sincère, nous plongeant dans le désagréable mais essentiel état de questionnement que beaucoup des festivaliers recherchent. Comment ne pas se retrouver en Ines, monolithe insensible qui baise avec une culotte et demande à son partenaire de « viser un petit four » pour que les plaisirs soient partagés sans le moindre contact, et qui évince les sentiments et la dureté de leur dévoilement pour une vie égoïste et charpentée par le travail ? Et comment ne pas se laisser aller, nous aussi, à ce glissement de rythme, de tonalité et de jeu qui s’opère dès la seconde moitié du film pour nous laisser souffler dans un final jubilatoire et jouissif où tout est mis à nu et chaque banalité qui nous enserre est envoyée voler en éclats ?

Depeyrefitte
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le 22 mai 2016

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