Incursion dans le genre de la biographie imaginaire, guère exploité par le cinéma français, Toto le héros corrobore l’idée selon laquelle les films belges montrent une audace et surtout une ambition inhabituelles en France, où sortit, autour du même thème et à peu près à la même époque, La vie est un long fleuve tranquille. D’un côté une comédie pas antipathique avec Benoît Magimel, de l’autre un récit nettement plus entreprenant, avec Michel Bouquet : ce n’est pas faire injure au premier que d’utiliser l’expression ne pas jouer dans la même catégorie.
En présentant sa vie comme « l’histoire d’un type à qui il n’est jamais rien arrivé. Rien », Thomas Van Hasebroeck ment. Alors comment se fier à lui ? Parce qu’en réalité, Toto le héros a le mensonge et l’imagination pour thèmes principaux. De là une autre différence avec le film de Chatiliez : pour le spectateur de celui de Van Dormael, croire à l’échange des deux nouveaux-nés revient à n’accepter qu’une version. La notion de point de vue est interrogée — ce qui est logique s’agissant de cinéma, mais échappera toujours à un certain nombre de réalisateurs. Et, partant, celle de vérité. Le film ne présente qu’une esquisse d’enquête policière, mais fait enquêter ses spectateurs — rôle plus agréable que la passivité tolérée d’eux par La vie est un long fleuve tranquille.
Dans Toto le héros, Thomas âgé se rappelle Thomas jeune homme et Thomas enfant : construction d’apparence chaotique mais au terme de laquelle tout se tient — c’est même un modèle de cohérence interne, soit dit en passant. En guise de pivots pour passer d’une époque à une autre, des sons, des thèmes, des personnages secondaires ; cela dynamise le tout et rend les transitions moins forcées. Cette relative complexité de la structure narrative n’est pas gratuite : elle recoupe celle de la mémoire humaine, laquelle est un autre des thèmes du film. Mémoire qui joue des tours, mémoire à laquelle il devient risqué de se fier : c’est pourtant sur sa mémoire que le héros a fondé ce qu’il y a de plus personnel dans sa vie.
Thomas est un individu parmi d’autres, sans doute plus malheureux et malchanceux que la moyenne, mais c’est son ambivalence qui le fait sortir du lot. Comme souvent lorsqu’un homme en épargne un autre, on ne saura pas si c’est par lâcheté, cruauté, ou grandeur d’âme. Pusillanime la plupart du temps, Toto a pour son frère une générosité ferme. Qu’il s’agisse pour « le héros » de se rêver en empoisonneur d’infirmière ou en agent secret, le thème de l’imagination comme refuge remplit ici à fond sa fonction de catalyseur d’ambiguïté. (L’ambiguïté d’Alfred ou d’Alice, esquissée dans le récit mais pas forcément moins forte, se rattache aussi moins à la question de l’imagination qu’à celle de l’amour.)
De fait, à mesure que Toto le héros avance, quelque chose de tragique — au sens antique du terme —, donc quelque chose d’ambigu, se met en place. En tout cas, c’est ainsi que j’analyse les relations de Thomas et de sa sœur Alice — dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles malmènent les conventions.
À la fin du film, une voix enfantine clame « C’est fini ! » Façon de tirer un trait sur la tragédie qui a trouvé son dénouement, mais aussi de charger la fiction, jusqu’au bout, de toute son ambiguïté : un jeu de mômes chargé d’enjeux, un crucial enfantillage. Toto le héros est soit faussement simple, soit faussement complexe.
C’est probablement un film comme celui-ci que réalisera Wes Anderson quand il arrêtera de se regarder filmer.

Alcofribas
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Cinéma et poésie

Créée

le 3 oct. 2015

Critique lue 1.6K fois

13 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 1.6K fois

13

D'autres avis sur Toto le héros

Toto le héros
Stephane_Hob_Ga
7

Je suis bien dans la merde ...

Je m'étais promis de faire une critique à la fin de ce film. Que je l'aime ou pas , j'en avais réellement envie. Les frérots Loic et Sylvain me l'avaient tellement bien vendu dans leur petite review...

le 28 juil. 2014

7 j'aime

2

Toto le héros
RimbaudWarrior
8

La véritable histoire de Toto

C'est une histoire émouvante que nous raconte Jaco Van Dormael à travers Toto le Héros : l'histoire d'un homme au crépuscule de sa vie - semble-t-il échangé à la naissance -, et qui l’aurait ratée,...

le 12 sept. 2015

4 j'aime

Toto le héros
Redzing
8

Jaco le réal

Thomas est persuadé d'avoir été échangé à la naissance avec son voisin né le même jour, fils d'un riche patron. Par jalousie, il subira plusieurs malheurs dans la vie. Une fois âgé, il se repasse ses...

le 3 janv. 2024

3 j'aime

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime