Que serions-nous sans l’esprit d’initiative ? Il régit toutes les activités humaines. Dès le début, Mikio Naruse nous fait sentir que cet esprit d’initiative avec ses multiples manifestations, entraine de nombreuses conséquences, des drames parfois. On observe une camionnette qui apporte des flonflons incongrus dans la ville (province indéterminée), pour annoncer qu’à l’occasion du premier anniversaire de son ouverture, le supermarché Shimazu fera profiter sa clientèle de promotions particulièrement avantageuses. Effet concret de cette concurrence vis-à-vis du petit commerce, l’œuf est proposé à 5 yens alors qu’on le trouve en ville pour 11 yens. La question est posée : comment font-ils ? A vrai dire peu importe, dès qu’il y a quelque chose à gagner, il se trouve du monde pour en profiter. Il suffit de voir cette scène avec des femmes qui n’ont aucune hésitation alors qu’on leur propose un petit concours : belle prime à celle qui mangera le plus d’œufs durs en 5 minutes chrono. Il s’en trouve bien une pour annoncer qu’elle ne rentre plus dans ce genre de combine qui l’a rendue malade la dernière fois. Les autres se jettent sur ces œufs dans une séquence dont le comique vire rapidement à l’écœurement.


Le personnage central, Reiko (Hideko Takamine, actrice fétiche du cinéaste) tient une sorte d’épicerie dans la ville, un petit commerce qu’elle a repris alors que le bâtiment était en piteux état après un bombardement. C’était la guerre (deuxième guerre mondiale), un conflit au cours duquel son mari a péri. On comprend qu’elle a trouvé l’oubli et une forme d’épanouissement personnel en rendant ce commerce viable et respecté de tous. Une entreprise familiale. La famille en question étant celle de son mari, Reiko n’y est qu’une pièce rapportée. Son activité a arrangé tout le monde, notamment sa belle-mère (veuve elle aussi), avec qui elle vit dans l’appartement au-dessus de la boutique. Vit également là, Koji, beau-frère de Reiko. Koji a deux sœurs, mariées, qui vivent plutôt bien semble-t-il, chacune de son côté. Koji (Yuzo Kayama) avait 7 ans lorsque Reiko est arrivée là. C’est désormais un jeune homme apparemment désabusé qui vit comme un fainéant, s’enivre régulièrement, joue souvent (machines à sous, mah-jong) et a comme maitresse une jeune femme séduisante qui ne se gêne pas pour entretenir d’autres liaisons. Héritier potentiel de l’affaire familiale, Koji donne l’impression de profiter en toute quiétude de l’activité de Reiko. Il affirme vivre comme si chaque jour pouvait être le dernier. Une philosophie de la vie dont Reiko se souvient qu’elle était la sienne au moment de se marier, mais qu’elle a progressivement oubliée. Pour l’ensemble de la famille de Koji, c’est bizarre de la voir rester là sans autre ambition que de faire tourner la boutique.


Tout à son labeur, Reiko n’a rien vu venir. Elle a négligé le fait que l’esprit d’initiative poursuit son œuvre car la vie est faite de mouvement, tout change et évolue constamment. Comme d’autres, elle a sans doute pensé que le supermarché ne serait qu’une mode passagère, que les relations nouées feraient revenir la clientèle progressivement.


Mais l’esprit d’initiative va plus loin, car Koji, finalement assez réaliste, a compris que le petit commerce risquait de péricliter. Il a donc des projets. Ce qui ne l’empêche pas de reconnaitre les mérites de Reiko qui a tendance à le voir comme une sorte de petit frère (elle tente de le raisonner en venant le chercher au commissariat où il a passé la nuit, suite à un énième écart).


Bref, Reiko va se trouver en pleine tourmente, à cause de l’esprit d’initiative des différents protagonistes. Le film qui était connu sous le titre Tourments est actuellement visible (belle copie restaurée, qui met bien en valeur le noir et blanc ainsi que la pellicule au format large de type Cinémascope), sous le titre Une femme dans la tourmente, affiche moins vieillotte mais un titre un peu réducteur, car ici Reiko n’est pas la seule à affronter la tourmente. Une tourmente de nature économique, mais également sentimentale et familiale.


Dans ce film qui date de 1964 (un de ses derniers), Mikio Naruse a désormais atteint sa maturité. S’il fait sourire à l’occasion (rappel de sa première période, à l’époque du cinéma muet), il sait à quoi s’en tenir sur la nature humaine. Sans se poser en donneur de leçon, il montre son pays toujours en pleine mutation près de 20 ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Sur un scénario signé Zenzo Matsuyama, il filme avec sensibilité des personnages très divers affronter les réalités de la vie. Reiko est un personnage féminin complexe parfaitement mis en valeur par Hideko Takamine dont le jeu tout en retenue fait ressortir à la fois la douceur de son personnage et tous les sentiments contradictoires qui l’animent. Jusqu’au bout on se demande quels seront ses choix. Le personnage de Koji, tout aussi important (versant masculin du personnage cherchant la bonne orientation à donner sa vie, en tenant compte de son entourage, de l’avenir tel qu’il le perçoit et de ses sentiments) affiche une étonnante personnalité, puisqu’il réussit à s’affranchir du « qu’en dira-t-on » matérialisé par les nombreux dialogues entre personnages de sa famille, les habitants de la ville et les autres commerçants.


Fidèle à lui-même, en évitant les effets superflus, Mikio Naruse donne ici un film intelligent, sensible et bouleversant.

Electron
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le 20 déc. 2015

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