À la fin du XVIIe siècle, pendant le règne de Louis XIV, le jeune et ambitieux Marin Marais quitte Paris pour apprendre la viole de gambe auprès du mystérieux Monsieur de Sainte-Colombe, réputé musicien ayant choisi la solitude dans son vieux manoir avec ses deux filles suite au décès de son épouse dont le souvenir ne devait jamais le quitter... De cet homme, les historiens ne savent pas grand-chose : le film, tiré du roman du même nom, se plaît donc à imaginer plusieurs détails de sa vie — et d'une façon, d'ailleurs, pas inintéressante.


Austère, sévère, vaguement puritain, Sainte-Colombe apparaît sous les traits d'un homme à moitié sauvage et étrange, ayant décidé de dédier sa vie à la musique, isolé tout l'été dans sa cabane, reculé du monde. D'un monde, sans doute, dont il désapprouve les métamorphoses — c'est en effet un janséniste, doctrine théologique qui a joué un grand rôle d'opposition à l'avènement de l'absolutisme, et c'est précisément sous Louis XIV, en 1661, que le jansénisme doit faire face à une première répression politique d'envergure (il y en a quelques échos dans le film). Comment, de fait, mieux faire contraster ce curieux et sévère personnage, bien décidé à ne jamais abandonner sa lugubre et sobre tenue noire façon XVIIe siècle, avec l'ambitieux Marin Marais, se drapant petit à petit des fanfreluches les plus riches (et les plus ridicules) devant donner le ton pour la quasi-totalité du XVIIIe siècle, qui ne rêve qu'à jouer pour les oreilles dorées du roi soleil ?


Ce sont deux mondes qui s'affrontent et, avec eux, deux conceptions de l'art. Attaché au passé, à un idéal qui s'estompe, Sainte-Colombe désapprouve l'attitude de son élève. Il ne conçoit pas cette inféodation de la musique au roi — et nous sommes précisément à cette époque où la monarchie entend mettre sous sa coupe les meilleurs artistes et artisans du royaume pour contrôler et organiser son expression politique, sa « propagande » (processus qui commence avec la fondation de l'Académie Française sous Louis XIII). La question implicite fonde la relation entre le maître et l'élève : la musique doit-elle servir les princes — ne doit-elle pas poursuivre de plus nobles idéaux ? Le jeune Marin Marais, vraisemblablement, ne s'embarrasse pas d'un tel idéal : il entend, sans scrupule, utiliser son talent pour servir l'ascension sociale merveilleuse que lui offrait le contexte si particulier de son époque.


L'attitude de Sainte-Colombe est-elle plus juste pour autant ? L'homme s'enferme dans sa cabane, ne semble plus voir personne, et ne joue que pour lui-même pour susciter l'apparition fantomatique de son épouse décédée — il sombre dans le délire, dans la folie, s'enferme dans la musique et dénie le monde et son époque. Après tout, la rupture entre Marais et Sainte-Colombe intervient lorsque ce dernier découvre que son élève l'espionnait en secret, pour écouter ses improvisations et ses compositions inédites qu'il ne souhaitait dévoiler à personne. Mais est-il raisonnable de garder son talent pour soi, de conserver sa musique pour soi-même ? La musique n'est-elle pas faite pour être partagée ?


Mais je crois que le film donne une sorte de solution dialectique à ces deux termes opposés. Tout au long du film, Sainte-Colombe reproche à Marais d'être un compositeur brillant mais de ne pas être un « vrai musicien » : il manque « quelque chose » à sa musique. L'accusation paraît infondée, ou vaseuse, mais à vrai dire, je crois comprendre ce qu'il veut dire par là. J'ai pu remarquer, en effet, cette impression étrange qu'un musicien (ou un groupe) se démarque d'un autre, en concert ou sur CD, non pas tant pour la qualité de sa musique, le soin apporté au son ou même à la mise ne scène, mais par un on-ne-sait-quoi insaisissable, une sorte d'émotion qui se dégage de l'exercice, qui incarne les interprètes, et qui se transmet « en plus » à l'auditeur — ce qui est peut-être aussi la raison pour laquelle le ressenti entre deux personnes sur un même concert peut autant différer.
Peut-être est-ce le sens de la dernière rencontre nocturne entre Marin Marais et son ancien maître — plutôt touchante au demeurant. Pourquoi la musique ? Marais énumère, mais ne trouve aucune réponse. La question reste en suspens. Pourquoi la musique ? Il n'y a sans doute aucune réponse valable que l'on puisse exprimer... La musique est ; elle est incompréhensible, elle dit plus que ce que l'on puisse dire ou penser ; l'intuition, le sentiment, expriment et expliquent plus que les mots ; nous sommes incapable de les rationaliser. Mais me laissé-je peut-être moi-même donner une interprétation heideggerienne du film sans raison valable ? Laissons chacun méditer à sa façon...


Pour ce qui est du film en lui-même, j'ai lu plusieurs critiques lui reprochant de nombreux défauts cinématographiques. Je confesse mon inaptitude à en juger. Pour ma part, je me suis simplement laissé bercer (hypnotiser ?) par une musique que j'apprécie beaucoup, par la beauté des dialogues qui coulent avec une musicalité profonde (d'autres reprocherons une récitation littéraire inadéquate au média), par les touches oniriques du décor champêtre merveilleusement mis en valeur (comment ne pas apprécier ces ruines recouvertes de végétation ? la cour de ce château petit-à-petit gagné par les mauvaises herbes et les chardons ?), et les instants saisissants d'une fantaisie délicate qui contrastent subtilement la morosité du personnage.

Antrustion
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le 28 avr. 2019

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Antrustion

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