La première qualité de Traffic, la plus évidente, tient à sa réalisation. Le choix de trois couleurs différentes pour chacun des trois récits parallèles, qui pourrait paraître simpliste (et l’est sans doute pour certains), est en fait extrêmement réfléchi : ce sera un jaune pisseux pour le Mexique, un bleu réfrigéré pour l’Amérique yankee, et un polychrome pour l’espace intermédiaire, la frontière, le lieu où ces mondes finissent par s’approcher et se croiser.


Et cette première approche est sans doute trop simpliste – car il faut considérer Traffic comme un véritable puzzle, le terme étant à entendre au sens premier, l’emboîtement, pour le moins complexe, d’un nombre considérable de pièces. Et à cette fin, on se basera d’abord sur les couleurs, pour effectuer un premier tri – les jaunes avec les jaunes et les plus ou moins jaunes, les bleus avec les bleus et les plus ou moins bleus, et les autres ensemble, en cherchant ensuite à raccrocher ces derniers aux autres pièces par des fragments plus subtils, des bribes colorées ou des personnages, qui, rarement, se croisent. La grande différence avec un puzzle classique réside en ce que le spectateur doit reconstituer mentalement le puzzle, constamment, trouver un morceau correspondant, une fois les règles posées au terme de premières séquences assez remarquables :



  • une double interception dans un désert très jaune et très surexposé, avec deux flics (on n'en est pas tout à fait sûr …), puis avec une troupe paramilitaire dirigée par un général pour le moins inquiétant (Thomas Milian),

  • une scène d’action prolongée, magistralement filmée, entre flics et trafiquants, s’achevant dans la piscine à billes d’un Mac Do,

  • un passage au bleu, entre jeunes très BCBG apparemment, et rapidement confrontés aux vertiges de la ligne blanche et d’autres vapeurs.


    Et les choses sont sans doute encore plus complexes : les deux couleurs primaires ne servent évidemment pas à opposer (de façon assez grossière)Mexique et USA, mais plutôt à suggérer une autre opposition et une nouvelle interprétation : les monde des grands trafiquants et celui des consommateurs « ordinaires » (et de la justice …) ne se croiseront pas. Ce ne seront que des subalternes qui s’affronteront, très violemment, dans un espace intermédiaire et incertain.


    Il ne reste plus qu’à emboîter les éléments.


    Ce sera l’œuvre de la mise en scène.
    D’abord du montage – par une articulation très habile entre pseudo documentaire (illusion renforcée par les scènes tournées en caméra portée) et fiction – réduite ici à la constitution et à l’évolution de trois binômes, entre policiers (américains et mexicains) et entre père et fille,


    duos qui seront étroitement liés, puis tragiquement dénoués, ou pas, puis reconstitués, ou pas.



Sodebergh évitera également le procédé narratif, plus que banal et largement éventé, du regroupement artificiel des personnages à la fin de l’histoire. Les croisements seront rares, vraisemblables et le plus souvent très ponctuels.


La prise de vue (assurée par Soderbergh lui-même), avec les options couleurs et caméra portée déjà soulignées, les choix musicaux, discrets et toujours en place contribuent également et avec évidence à la fluidité des enchaînements. Et la direction d’acteurs se révèle, globalement, assez remarquable (même si l’interprétation de Benicio Del Toro, toujours sous contrôle, même dans les moments les plus sous tension, nourrissant ainsi, presque jusqu’au bout, une ambiguïté plus que réaliste, mérite d’être largement soulignée), alors même que le nombres énorme de personnages rendait précisément plus que difficile la cohérence de l’ensemble.Et tout s'enchaîne avec la plus grand aisance.


Sur le fond, la « morale », cynique et peu politique, délivrée par le repenti (Miguel Ferrer) ne me semble pas contestable : tout ce travail anti-drogue est aussi énorme que totalement inutile (voire nuisible) et le restera tant que les sommes d’argent en jeu seront aussi énormes.


Ce qui peut, par contre, sembler plus contestable, c’est la liaison, bien moins convaincante et très artificielle (comme les paradis où elle se perd) entre la jeune junkie, fille du procureur chargé du combat contre les trafiquants et le reste du film – bref la place, au demeurant très importante, accordée à la partie « bleue » du film, sans que cela remette en cause en aucune façon la qualité de l’interprétation ni la force de la réalisation.



Aux enfants de la chance
Qui n'ont jamais connu les transes
Des shoots et du shit ... …



De fait tous les essais d’explication du malaise de la jeunesse, et de la jeunesse la plus favorisée, se révèlent passablement confus. Et surtout ils entraînent le film vers une conclusion et une « morale » des plus consensuelles (alors que le récit ne l’était jusqu’alors pas du tout) – la seule réponse possible, explicitement délivrée par le procureur (Michael Douglas) ne pourrait tenir que dans le resserrement du lien familial. Le point faible du film est sans doute là.

pphf

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