« La fenêtre, en province, remplace le théâtre et les promenades ». Sans volet ni double vitrage, TROIS JOURS ET UNE VIE n’a rien du rideau occultant et semble ainsi faire de la citation de Flaubert sa devise de principe : la fenêtre, devenue écran de cinéma, nous invite désormais à contempler tourments intimes & trauma communautaire dans une œuvre où le village constitue un personnage à part entière. Adaptation du roman de Pierre Lemaitre (qui campe ici un procureur plus ou moins convaincant), TROIS JOURS ET UNE VIE s’impose ainsi comme un « film de village » éprouvé au travers du regard de son personnage principal Antoine (interprété avec justesse par Jérémie Senez & Pablo Pauly), un garçon coupable du meurtre accidentel de son jeune voisin Rémy lors d’une excursion en forêt. Le secret sera alors enfoui derrière la porte – une porte que l’on aurait mal fermée – ou plutôt dans une crevasse où tempête la culpabilité.


Car dans TROIS JOURS ET UNE VIE, ce n’est pas tant le meurtre qui importe mais bien le paysage psychologique de cette communauté en crise. L’ouverture en témoigne : dans un enchaînement de plans fixes, la caméra capte d’abord une vue d’ensemble, le grand, l’invisible, la surface avant de se concentrer sur l’humain, son village et sa foule compacte ; la nature brumeuse laisse ainsi progressivement place à cette entité unique et indivisible, unifiée par la disparition d’un enfant. Twin Peaks n'est jamais loin dans cette atmosphère ardennaise de pins et de ténèbres où la brume est semblable à cette couche de secrets qui ne demande qu'à s'évaporer. Prendre le pouls d'une communauté qui ne vit qu'à travers ses drames, voici l’une des facettes de cette œuvre chabrolienne où les figures familières se flétrissent en même temps que le village dépérit. Un village isolé où les regards de chaque habitant croisent celui du spectateur et où la vérité est là, presque visible et sur toutes les lèvres.


Un nuage chargé de douleur et de regrets qui enfantera une tempête de circonstance et des rafales hautement symboliques. Cet ouragan se veut ainsi le reflet du bouleversement émotionnel éprouvé par Antoine ; une échappée divine (son « Deux Ex Machina »), un miracle pervers, une perturbation à la lisière du fantastique qui cache derrière elle le poids des remords et une détonation bien plus conséquente encore. Fallait-il peut-être se rappeler les leçons d’un Edward G. Robinson dans La Femme au Portrait ? Car à chaque acte, sa conséquence : de l’enchaînement cruel de la première partie où l’innocence s’assassine, le film s’enfonce ensuite dans une mécanique inéluctable, celle des remords liés à ce crime intériorisé. Puisque TROIS JOURS ET UNE VIE pose un cas de conscience, une question de mise à l’épreuve du tourment face au temps : comment (sur)vivre en se sachant meurtrier par accident ? C’est en étalant son récit sur une vaste période que TROIS JOURS ET UNE VIE y trouve une résonance fatale. Car personne ne peut échapper à ses actes et rien ni personne n’est innocent.


Fresque sur la culpabilité et le refoulement, TROIS JOURS ET UNE VIE trace avant tout une psychologie de l’homicide : étude d'un microcosme autant que celle d’une conscience tourmentée, le film de Nicolas Boukhrief se rapproche en effet des œuvres de Duvivier ou Decoin, de Clouzot ou Chabrol et fait écho à un certain cinéma français « classique » dans une sorte de rencontre atmosphérique entre Le Boucher et Le Corbeau. Sans en approcher pour autant la maestria de ses pairs, Boukhrief compose une œuvre forte où tout passe par l’observation d’un collectif de personnages et par un jeu de rumeurs, de faux semblants et de mensonges.


En choisissant le Scope pour poser son décor, il donne à TROIS JOURS ET UNE VIE une envergure de conte de fées qui n’a rien d’angélique (une sorte de Secret de Therabithia dépeuplé de son imaginaire enfantin), là où le pouvoir évocateur des images contribue à la mise en place de cette tension sourde et lancinante qui le rapprocherait presque d’une série B métaphysique : le traitement de l’image oscille ainsi entre réalisme austère et onirisme obscur pour appuyer le contraste entre les points de vue (celui de l’enfant et la vision globale du village). Une rigidité formelle – et narrative (Pierre Lemaitre étant aussi aux commandes du scénario dans ce qu’il souhaiterait être un hommage à Simenon) – qui concoure à cette froideur nécessaire tout en atténuant l’émotion au malheureux profit d’un effet de distanciation et d’indifférence. Heureusement que Sandrine Bonnaire est là pour illuminer ce décor apathique, et que la superbe photographie de Manu Dacosse (aussi coupable des somptueuses images d'Adoration de Fabrice Du Welz) arrive à donner vie à quelques émotions.


Explorant la thématique de l’enfance sacrifiée au travers de cette mort qui vient rompre brutalement une innocence, TROIS JOURS ET UNE VIE pourrait se jumeler à L’incompris de Comencini si seulement l’ensemble n’était pas si froid et mécanique. Le récit s’enfonce ainsi parfois dans les poncifs, sans pour autant y perdre son mordant. Limpide & fidèle à son écrit (peut-être même un peu trop), TROIS JOURS ET UNE VIE aurait toutefois gagné à choisir la synthèse à la fidélité de manière à éviter longueurs et ennui, et ainsi savourer pleinement l’engrenage diabolique dans lequel est plongé son personnage. Puisque l’ensemble sonne souvent faux et inanimé, maladroit et imparfait, comme si l’émotion des maux (ou des mots) n’arrivait jamais à transparaître à l’image. Boukhrief doit en effet faire face à la difficulté de traduire en images les tourments internes de son personnage ; une colle pour une œuvre où toute l’empathie devrait pourtant passer par la figure de cet être qui intériorise ses sentiments afin d’échapper à la réalité.


N’oublions pas qu’avant de se jeter par la fenêtre, il faut penser à l’ouvrir ; et celle qui enferme Antoine est condamnée par un loquet aussi pervers que le silence qui le ronge de l’intérieur. Ici, le drame est durable, la vérité refait toujours surface et le silence conduit nécessairement au cataclysme personnel. Désenchanté, TROIS JOURS ET UNE VIE ne se veut aucunement moralisateur mais appelle à la fatalité quand le condamné à vivre ne peut s’extraire du mensonge. La fin en sublime ainsi toute la dimension cynique : de ces détails qui agissent comme une exécution (une montre, une assiette, un sourire d’apparence, etc.), c’est sur un repas de famille que s’achève ce conte de Noël, sans cadeaux ni baisers sous le gui. Dans un mouvement de caméra en recul presque Hitchcockien, l’histoire se scelle sur un sur-cadrage, une fenêtre ironique à travers laquelle nous observons cette (s)cène intime, morne et sans vie, condamner Antoine à la fatalité et au désespoir de la culpabilité. Avant que le hors-champ ne s’empare de ce dénouement qui n’en est pas vraiment un et ne transforme ce polar en un film de fantômes : Antoine n’est plus qu’un détenu de son village de fiction, de cette boule à neige hantée par la noirceur qui s’apprête à recouvrir les dernières lumières de cette campagne désertée.


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le 25 sept. 2019

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