TROIS VISAGES (Jafar Panahi, IRAN, 2018, 100min) :

Ingénieux "road-feel-good-movie" mettant un coup de projecteur sur le destin de trois femmes, à la suite d'une troublante vidéo d’une jeune fille implorant l'aide à une actrice célèbre afin d'échapper à sa famille conservatrice, vivant dans un village reculé au milieu des montagnes iraniennes du Nord-Ouest du pays...

Caméra d’or au Festival de Cannes 1995, avec Le Ballon blanc, lauréat du prix Un certain regard en 2000 avec Sang et or, puis sélectionné en séance spéciale pour Ceci n’est pas un film, le dissident iranien Jafar Panahi a accédé pour la première fois cette année, à la compétition officielle avec Trois Visages, alors qu’il est toujours interdit de filmer et de sortir d’Iran. Le Festival a réclamé sa venue à Cannes pour présenter son film, mais aucune réponse positive n’est parvenue aux organisateurs, ne lui permettant pas également de venir chercher personnellement le Prix du scénario obtenu pour ce brillant nouvel opus. Alors tout d'abord, remercions et saluons le courage de ce cinéaste contrebandier résistant, toujours considéré comme un hors-la-loi dans son pays, de nous offrir encore régulièrement des œuvres cinématographiques, malgré toutes les restrictions érigées contre lui depuis 2010.

Dès la séquence d'ouverture, le cinéaste frappe nos consciences en montrant le pouvoir de l'image. En effet c'est après avoir reçu une vidéo en forme de selfie, via un téléphone portable, où l'on voit une jeune femme en détresse se donner la mort en lançant un ultime S-O-S que l'actrice renommée Benahz Jafari embarque son ami Jafar Panahi avec une voiture 4X4 lambda sur les traces de cette jeune fille pour comprendre s'il s'agit d'un vrai suicide ou d'un manipulateur canular. D'entrée de "je" au pluriel, nous assistons à un docu-fiction foisonnant fonctionnant par de multiples mises en abime et de métaphores aussi bien sur la condition particulière de son statut de réalisateur qui se confond avec l'immobilisme des valeurs de son pays. À travers ses étroites routes escarpées rappelant judicieusement certains plans de son réalisateur mentor Abbas Kiarostami (Le Goût de la cerise 1997), la caméra placée habilement au sein de l'habitacle qui progresse lentement démontre l'enfermement et le mouvement codifié (coups de klaxon) reflétant d'emblée les enjeux du film.

Depuis les contraintes que le cinéaste subit, son cinéma ne cesse de gagner en liberté, ce nouveau long métrage s'émancipe encore plus, Jafar Panahi sort de ces huis clos habituels (voiture, appartement) et tente avec malice la grande évasion, à travers cette auscultation sociétale sous la forme d'une véritable enquête. Le cinéaste n'hésite pas à se mettre en scène, bravant la clandestinité et permettant ainsi aux spectateurs d'avoir avec bonheur des nouvelles de lui, et de dessiner en creux un autoportrait non sans une certaine autodérision. La première séquence d'arrivée dans un premier village du Turkménistan iranien est emblématique de tout le dispositif qui ne cessera de se décliner astucieusement tout au long du récit sous diverses formes. En effet les confrontations entre le virtuel et le réel, la modernité et les valeurs traditionnelles, tout conjugue à une incompréhension de la part des villageois, que ce soit par la langue turque ou perse, où dans la venue d'une grande star de la télé (reconnue immédiatement dès qu'elle sort du véhicule), ne leur rendant pas visite pour les aider à régler des problèmes d'eau ou d'électricité mais pour poser des questions sur le sort de l'adolescente dont elle a reçu l'appel de détresse. La jeune femme Marziyeh Rezaei considérée dans ce village comme une "écervelée", car rêvant de devenir une actrice. Cette première scène révèle toute la schizophrénie du peuple iranien fasciné par les stars des séries télévisées qui véhiculent la liberté culturelle, et prônant en même temps les valeurs traditionnelles en votant pour des pouvoirs qui instaurent des rigoristes religieux traditionalistes au pouvoir.

La mise en scène fait preuve constamment d'ingéniosité pour décliner son intelligent récit où le cinéaste livre un nouveau acte politique fort en axant sa subtile narration sur la condition de la femme iranienne à travers ces trois visages : Benhaz Jafari la comédienne star (prenant également un risque en tournant avec le cinéaste), Marziyeh Rezaei la jeune femme empêchée d'accéder au cinéma par ses parents et Shaharzad une ancienne vedette du cinéma avant la révolution recluse et exilée comme une paria, dont le visage restera un mystère, comme un symbole...Le cinéaste parsème son docu-fiction de trouvailles visuelles avec une caméra d'une fluidité étonnante mêlant aussi bien la comédie satirique, la dénonciation de sa situation politique et morale, allégorie désolante de son pays, et l'affirmation d'une volonté de modernité à travers l'accès des femmes à l'éducation et à la culture dans cette société patriarcale. Cette œuvre minimaliste évoque le cinéma de Samira Makhmalbaf, notamment Le Tableau noir (2000) et charme par sa vitalité, où l'ivresse de l'espace extérieur donne un souffle supplémentaire au récit très bien ficelé de Jafar Panahi, qui continue d'avancer malgré les chemins étroits, nonobstant les obstacles figuratifs (taureau blessé) ou moraux (cérémonie de circoncision). Un savoureux parcours parsemé d’embûches et de rencontres pittoresques dans l'enquête et sa quête de liberté, jusqu'au plan final magnifiquement évocateur du long chemin qu'il reste cependant à arpenter pour voir au-delà des carcans ancestraux.

Venez soutenir et accompagner cette atypique épopée rurale bienveillante hors des sentiers battus, où le courageux cinéaste Jafar Panahi, toujours en prise avec la réalité de son pays, interroge le choc des cultures entre modernité et tradition, et témoigne avec acuité de la condition des femmes à travers Trois Visages. Réjouissant. Prenant. Inventif. Libre.

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le 11 juil. 2022

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